Tranche de salle d’attente
Dans la salle d’attente du médecin, le temps est toujours trop long, on a l’impression de le perdre. On s’observe les uns les autres, à la dérobée.
Mais dans la toute nouvelle maison médicale de ma ville, difficile de dévisager les autres malades sans se faire remarquer car tous les sièges sont alignés du même côté, dans un couloir.
Je m’ennuyais donc fermement, j’avais oublié, comme à chaque fois, d’emporter mon livre en cours. J’avais attrapé le premier magazine ventant les plus belles maisons de France (après avoir écarté tous les titres people), demeures d’architectes très bien décorées grâce à des meubles que personnellement je ne vois que dans ce type de presse.
Quand tout à coup, l’ennui s’en alla : une femme qui ne m’était pas complètement inconnue, était entrée. Elle avait pris place de l’autre côté de la personne qui patientait à mes côtés.
Je la reconnus, c’était une figure que tout le monde connaissait en ville. Elle avait autrefois occupé des responsabilités au sein de la mairie et tout un chacun se souvenait d’elle car elle portait les cheveux remontés en « choucroute », à la Marge Simpson, en moins bleu. On la repérait entre mille, et de loin.
Elle connaissait manifestement bien la femme assise entre nous deux, elle engagèrent la conversation et comme la plupart des personnes qui ont atteint l’âge respectable d’environ soixante-dix ans, elles parlèrent de leurs enfants et petits-enfants.
Je compris qu’elles avaient une fille du même âge, pas loin de la quarantaine, qui avaient usé les mêmes bancs d’école.
J’ai tout de suite remarqué que « Madame choucroute » avait pris l’avantage sur sa voisine, n’écoutant pas vraiment ses réponses.
Comme toute mère qui se respecte, elle mettait sa fille sur un piédestal et rien ni personne ne pourrait l’en faire descendre.
– Carole est médecin-chercheur à l’institut Pasteur et elle enseigne également. Elle a souvent un groupe de jeunes étudiants avec elle.
– Ah parfait. Vous m’aviez dit qu’elle était médecin, mais je ne savais pas qu’elle faisait de la recherche.
– Si si. Elle adore son métier. Son amie est médecin elle aussi. Et elles viennent d’acheter une maison en plein Paris. For-mi-dable ! J’ai même mon appartement au sein de la maison, c’est très pratique quand je passe la nuit là-bas. Eh puis je vais être mamie. Son amie attend un bébé.
Elle fit une pause. Après ces quelques phrases, j’avais cerné le personnage et ne fus pas étonnée qu’elle ne pose pas la question qui coulait de source (pour moi) : « Et vous ? Votre fille? » Ça n’avait pas d’intérêt pour elle.
L’autre femme fit une tentative :
– C’est tellement bien les petits-enfants, vous allez voir. Céline en a deux déjà. Ils sont adorables. Je les prends souvent à la maison aux vacances.
– Ce sera très pratique pour elles, il y a une crèche au sein de l’hôpital. Pas besoin de courir les nourrices.
– Ah oui, très bien. Céline est à Paris elle aussi.
– Il y a longtemps que Carole voulait un enfant, mais sa compagne étant plus jeune, elle n’était pas pressée. Elle va devoir ralentir son activité de conférencière, avec un enfant à la maison, ce sera différent. Je ne vous ai pas dit ?
– Heu, non ?
– On fait appel à elle dans le monde entier. Elle a exposé ses travaux à Los Angeles, Toronto, et la dernière fois c’était à Tokyo. La semaine prochaine, elle part pour New-Delhi. Elle en profite tant que le bébé n’est pas là.
– Formidable.
– Ça oui, on peut le dire.
L’autre femme allait-elle craquer et lui envoyer sa vie à la figure ? Peu probable, la mère de cette Carole en imposait trop. Elle semblait hypnotisée par son discours. Qu’aurait pu faire cette Céline pour concurrencer son amie d’enfance. Professeure ? Architecte ? Médecin elle aussi ? Quel que soit le métier qu’elle ait pu exercer, rien n’arriverait à la cheville de la fille de Mme Choucroute dont la vie était au dessus du lot.
Le médecin ouvrit sa porte. La mère de Céline eut un sursaut, c’était son tour. Elle se leva, prête à rejoindre le cabinet médical mais se retourna au dernier moment :
– Au fait, ça ne vous intéresse probablement pas, mais Céline est danseuse étoile à l’opéra de Paris.
Et elle emboîta le pas du médecin pour sa consultation.
L’autre accusait le coup. Son visage était fermé, le grand sourire satisfait qu’elle affichait quelques minutes plus tôt s’en était allé, sa choucroute s’était légèrement affaissée.
Bien joué maman de Céline.
Le wagon surprise
J'étais assise comme chaque jour près de la porte du wagon, prête à faire feu dès l'arrêt du train, me laissant bercer par le roulis régulier, somnolente, mon livre me tombant des mains.
Au premier arrêt, une foule de personnes monta dans le train. Il était évident qu'il n'y aurait pas suffisamment de places assises pour tout le monde, comme presque chaque jour. Ne supportant pas être assise alors que tous ces pauvres gens devaient stationner sur leurs jambes, je me levai et laissai ma place.
Le wagon de première classe était tout proche. Je décidai de me mettre dans l'illégalité et d'aller me vautrer dans les fauteuils rembourrés réservés aux plus riches. Après tout, je risquais seulement de me faire déloger ou d'acquitter une petite amende, rien de grave.
Je fus vite stoppée dans mon élan : la porte coulissante habituelle de séparation entre seconde et première classe n'avait plus du tout la même apparence mais avait pris une couleur opaque et complètement noire, sans vitre. On ne pouvait donc apercevoir l'intérieur du wagon. Elle n'était pas très engageante, comme si l'accès en avait été condamné. Pourtant, aucune indication ne le laissait penser. Cette porte n'avait apparemment pas de poignée, je la cherchais en vain. Peut-être s'agissait-il d'un nouveau mécanisme tactile ? J'apposais une main sur la surface lisse qui s'ouvrit aussitôt. Je me retournai machinalement, les voyageurs entassés derrière moi semblaient n'avoir rien remarqué, comme si je n'existais pas, aucun regard ne se tourna vers moi, sauf un. Ce regard me déstabilisa. La couleur des yeux de ce voyageur était indéfinissable, je n'avais jamais vu ça. Feu était le premier mot qui me venait à l'esprit. Je n'avais pas le temps d'y réfléchir, je me poserai probablement la question plus tard, à savoir si cette couleur existait dans la palette des yeux humains. J'hésitai devant le spectacle que j'avais sous les yeux : la porte s'était dérobée et j'avais maintenant devant moi une scène hors du commun et surtout, hors du temps présent. Je me retournai une dernière fois, mais mes compagnons de voyage avaient toujours le regard rivé sur leur portable ou tablette en tout genre, comment auraient-ils pu remarquer quoi que ce soit ? " Yeux jaunes " n'était plus là où je l'avais vu quelques minutes plus tôt.
Je me lançai dans ce lieu qui n'avait plus rien à voir avec un wagon SNCF, comme aspirée. Je retrouvai mon équilibre et pus enfin contempler le spectacle qui s'offrait à moi : des tables d'écoliers d'un autre siècle étaient disposées en deux rangées, les élèves chacun à leur place, penchés sur un travail en cours, porte-plume en main.
- Oui ? demanda la maîtresse à mon intention.
Tous les enfants se retournèrent simultanément, uniquement des garçons en culotte courte. J'ai immédiatement pensé qu'ils devaient souffrir du froid, les températures en ce début Novembre n'étant pas des plus clémentes.
J'avais interrompu le silence de cette classe studieuse en pénétrant, comme par effraction, par le fond du wagon, ou plutôt de la classe, les élèves me tournant le dos.
Je bredouillai quelques paroles inaudibles. L'institutrice renchérit :
- Vous êtes l'inspectrice, c'est bien cela ? Monsieur Duquesnois est souffrant ?
Elle se dirigea vers moi, la main tendue. Une poignée de main vigoureuse me secoua des pieds à la tête. Elle m'invita à m'asseoir au fond de la classe sans me laisser le temps de répondre.
Je n'osai la détromper, qu'est-ce que j'aurais pu dire ? Que j'étais dans un train bondé en route vers Paris trente secondes plus tôt ? Impossible, comment aurait-elle pu comprendre ? Comment avais-je pu atterrir là ? Avais-je emprunté un couloir spacio-temporel ?
Les élèves se retournaient tour à tour, discrètement. Je les intriguais fortement. Il était vrai que mes vêtements n'étaient pas du tout adaptés à leur époque : mon jean et mon blouson en simili-cuir devaient leur paraître bien bizarres. Certains riaient sous cape. La maîtresse tapa avec sa règle sur le bureau pour faire revenir le calme.
- Lucien, peux-tu nous réciter la table des 9 s'il te plaît ?
Lucien, un élève au premier rang se leva aussitôt.
- Tourne-toi vers Madame l’inspectrice qu'elle puisse t'entendre.
Lucien ?
Il commença à chantonner la ritournelle de la table de multiplication, sans erreur. Ce devait être un des bons élèves de la classe. Il se tourna vers moi. Je le reconnus immédiatement. Nous nous ressemblions depuis toujours, enfin plus exactement, je lui ressemblais
- Merci mon petit Lucien, tu peux te rasseoir.
Il s'exécuta tout en se retournant une dernière fois pour me regarder.
Je le reconnaissais grâce aux souvenirs que j'avais des photos de classe que l'on regardait ensemble lorsque j'étais enfant. Notre mère nous demandait, par jeu, d'identifier notre père sur les photos en noir et blanc parmi la quarantaine d'élèves alignés, tous vêtus de la même blouse austère, ne souriant pas forcément. On hésitait un peu, le confondant avec d'autres camarades, mais on finissait toujours, mes sœurs et moi, par le retrouver avec sa jolie petite bouille.
Et maintenant, il était là, devant moi, tel que sur la photo.
Il ne pouvait évidemment pas me reconnaître.
J'avais énormément de mal à penser que cette scène était réelle. Je me retournai et croisai à nouveau les yeux de feu qui me dévisageaient. La porte du fond de la classe avait maintenant une vitre. J'avais du mal à distinguer son visage, il me semblait noir. Avait-il un masque où de la barbe ?
La maîtresse avait commencé à dicter les phrases pièges aux élèves.
Lucien se retourna à nouveau et me regarda droit dans les yeux, hocha La tête d'un air entendu, comme s'il voulait me dire qu'il savait qui j'étais. En guise de réponse, je lui fis un sourire qui voulait dire "moi aussi, je sais". Je crois qu'il avait compris. Il reprit sa plume et se remit au travail.
L'inquiétude me gagna tout à coup : comment allais-je retrouver ma vie bien réglée de travailleuse qui se rend en train à son travail ?
Je pris congé rapidement, prétextant une autre classe à visiter et me dirigeai vers la porte. Le mur opaque réapparut à mon approche, je posai ma main, comme lors de mon arrivée et la porte coulissa.
Je jetai un dernier coup d'œil à cette scène surréaliste pour marquer ma mémoire de ce père qui ne l'était pas encore. Personne dans la classe ne prêtait plus attention à mes faits et gestes. M'avaient-ils déjà oubliée ?
Je n'avais pas à m'en faire, il s'agissait d'une simple parenthèse dans ma vie d'avant que je retrouvais dès la porte franchie. Je me frayais un passage entre les voyageurs entassés debout, sans échapper à leurs grognements de mécontentement et décidai de gagner l'autre extrémité du train, des places libres y subsistaient parfois.
Arrivée au dernier wagon, je me heurtai à une porte identique à celle que j'avais prise pour l'entrée des premières, noire et opaque.
Je cherchais le regard jaune et le trouvais bien sûr, il était proche de moi, me fixant.
Je pris peur et posai ma main sur la paroi qui se déroba aussitôt, comme la première fois. Je fus aussitôt projetée à nouveau dans une classe du siècle dernier. Cette fois, il s'agissait d'une classe de fillettes. Elles étaient installées à leurs pupitres et seul le bruit des plumes grattant le papier troublait le silence.
En fait, je ne l'avais pas remarqué tout de suite, mais il s'agissait d'un maître assis au bureau, il releva la tête et je vis ses yeux de feu.
J'ignorais ce que tout cela signifiait, je fis demi-tour aussi vite que je le pus et tentai de retourner dans le wagon, mais la paroi opaque avait disparu et la porte vitrée était manifestement verrouillée.
Le piège se refermait sur moi.
Je n'ai pas peur de la mort
Je m’étais installée dans la salle d’attente de la gare, on nous avait signifié que notre TER aurait 20mn de retard au départ. Il n’était pas encore arrivé de son voyage aller, il était donc inutile de patienter dans les courants d’air qui régnaient sur le quai.
Depuis quelques temps, je me surprenais fréquemment à fredonner « Je n’ai pas peur de la mort… Et tout ira bien… » et là, tout à coup, les paroles de la chanson prenaient tout leur sens dans mon esprit : moi non plus je n’avais pas peur de la mort. Ça, j’en étais persuadée. Pourquoi devrait-on avoir peur ? Après la mort, votre entourage vous pleure, un mois, deux mois, peut-être plus… Vous restez dans leur mémoire longtemps, ou pas. Ou peu. C’est plus difficile pour eux que pour vous, puisque pour vous, il n’y a rien. Quoi de plus simple ? Mais comment être sûr qu’il n’y a rien ? Tout simplement parce que si un avenir, une suite, succédait à notre mort, il y a bien longtemps que les scientifiques auraient pu le prouver. Tout ce que l’on est capable d’imaginer relève de la pure science-fiction. On a le droit de croire ce que l’on veut, c’est fait pour nous rassurer, mais quelle idiotie de donner foi à cela. Moi, j’étais vraiment enchantée de penser qu’il n’y avait rien. Ouf ! Enfin ! Cela me soulageait d’imaginer que je n’aurais plus rien à prévoir, rien à organiser, plus aucune responsabilité, plus rien. Rien ! Non, ce qui me faisait peur, c’était « le passage ». Comme tout le monde, je suppose. Je détestais l’idée d’une mort violente, dans la souffrance, accidentelle. Ces vagabondages de mon esprit concernant ma mort surgissaient chaque fois que je m’asseyais dans cette salle, au demeurant plutôt accueillante. De jolis fauteuils de différentes couleurs pastels étaient à la disposition des voyageurs, confortables et tournant sur eux-mêmes, qui vous permettaient de vous bercer à loisir, adoucissant l’attente. Mais cette salle d’attente était située juste face aux voies, en bout de quai. Je ne pouvais m’empêcher de repenser à cet accident qui avait eu lieu dans une autre gare quelques années plus tôt : un train n’avait pu ralentir son allure avant son entrée en gare et avait poursuivi sa course au-delà des rails, entraînant et broyant tout ce qui se trouvait sur son passage pendant plusieurs centaines de mètres. Le nombre de victimes avait été considérable. On se trouvait donc aux premières loges si un tel incident se produisait. Est-ce que cela me faisait peur ? Sans doute, puisque j’y pensais. Aucun risque que cela soit mon TER quotidien, il roulait si lentement qu’il ne pourrait pas faire beaucoup de dégâts. Non, il s’agirait probablement d’un train plus rapide et plus puissant, de type TGV. Je me surpris à regarder quel genre de passagers se trouvaient autour de moi : une jeune femme et ses deux enfants en bas âge, un couple plutôt âgé, dans les soixante-dix ans, une femme seule, dans mes âges… Lesquels d’entre-nous méritaient de mourir ? Aucun, probablement. Et pourtant, le train fou allait tous nous faucher, sans que nous ayons le temps de réagir. Est-ce que nous allions souffrir ? J’espérais que nous n’en aurions pas le temps. J’avais un avantage sur les autres : je m’y attendais ! J’échafaudais mentalement un plan, j’allais plonger sur les enfants, les couvrir de mon corps, c’était eux qu’il fallait sauver en premier, eux seuls avaient encore un avenir durable à espérer. La locomotive nous emporterait, mais, miraculeusement les deux petits seraient sauvés par l’enveloppe corporelle, maintenant déchiquetée, qui les avait protégés. Voilà, ce serait fait, « le passage » n’aurait pas été trop douloureux et aurait au moins servi à quelque chose. Avais-je le droit de faire cela, car évidemment, leur mère n’aurait pas survécu ? J’aurais fabriqué deux orphelins de mère qui n’avaient rien demandé, qui se destineraient maintenant à une vie sans elle, sans son amour irremplaçable. Un père ? Ils en avaient probablement un. Peut-être attendait-il à l’arrivée, à l’autre bout des rails ? M’en voudrait-il de n’avoir pu également sauver sa femme ?
J’en étais là de mes divagations quand la voie robotique de Mme SNCF nous apprit que mon TER était maintenant supprimé « faute de matériel » avait-elle dit. Le conducteur faisait-il partie du matériel ? C’était la question que je me posais. Il allait falloir attendre encore une heure. Je n’avais plus envie de rester dans cette pièce, j’allais marcher un peu, pas pressée d’emprunter « le passage », j’avais encore deux ou trois choses à gérer.
Buvons encore une dernière fois...
Il n’empruntait pas souvent ce train, un TER à partir d’Austerlitz pour rejoindre la ville où habitaient ses parents, deux fois par an, tout au plus.
Benjamin habitait Paris, il partageait un duplex avec Peter, son compagnon, dans un quartier plutôt cossu. Ils vivaient ensemble depuis six mois et l’harmonie régnait au sein de leur couple.
Clara, elle, habitait dans la même ville que les parents de Benjamin, elle avait fait le trajet pour faire quelques courses et se balader à Paris. Elle était pacsée à Hugo depuis plus d’un an.
Du même âge, ils avaient été au lycée ensemble. Ils s’étaient rencontrés sur le quai, juste avant de monter dans le train.
J’avais assisté à leurs retrouvailles et embrassades. Ils étaient manifestement très contents de s’être croisés. Ils firent le voyage assis côte à côte, juste derrière moi. Je ne perdis pas une miette de leur conversation pour le moins surprenante.
Ils avaient commencé par commenter leurs vies respectives et se faire des promesses d’invitations futures.
- Vous viendrez dîner avec Peter, fais-moi signe la prochaine fois que vous passez tous les deux chez tes parents.
- Alors, comment te dire ça ? Mes parents ne sont pas encore au courant.
- Ah zut ! Je croyais que tu leur avais dit ?
- Oui, je leur ai dit que j’étais homo, mais pas encore que j’avais une relation durable. Pour eux, ce n’est pas quelque chose de très concret. Comme ils ne posent jamais de question, c’est pas facile. Je crois qu’ils préfèrent ne pas savoir.
- Et Peter ? Ça ne le dérange pas de rester seul à Paris tout un week-end ?
- Non, au contraire, il adore. Il en profite pour s’en prendre « une grosse », je ne suis pas là pour l’arrêter.
- Ah bah ça, c’est typique ! Le mien fait exactement la même chose. Mais même quand je suis avec lui. Enfin généralement, je rentre avant lui. Une soirée avec ses potes, c’est verre sur verre, rien ne les arrête. À croire que c’est le seul loisir qu’ils aiment partager.
- Tiens, je me disais exactement la même chose. La dernière fois que je suis sorti avec lui, sans mentir, il a bien dû s’enfiler ses quinze bières dans la soirée.
- Mais grave ! C’est pareil pour Hugo. Passer le reste de la nuit à côté de lui ensuite, c’est une horreur. J’ai l’impression qu’il transpire l’alcool par tous les pores de la peau.
- Moi, je suis quitte pour lui tenir la bassine, presque à tous les coups. Dès qu’il s’allonge, la chambre se met à tourner et il dit qu’il va vomir. C’est charmant. Une fois, il n’a pas eu le temps d’atteindre les toilettes, alors maintenant j’anticipe. Quand je pense que moi, après trois bières j’ai les dents du fond qui baignent !
- Moi pareil. Et quand il est parti, impossible de l’arrêter.
- J’en ai marre de cette vie là. À Paris, c’est trop facile. Les bars à la porte, les copains à deux pas… Je voudrais bien que l’on s’installe en province, mais il dit qu’il n’est pas prêt.
- Oh tu sais, quand on a envie de s’en prendre une, on trouve toujours des potes, à Paris ou ailleurs. La preuve, Hugo n’a pas de mal à réunir sa petite troupe, et pas besoin de bar, ils ont toujours leurs munitions…
- T’as sûrement raison, ce ne serait pas forcément mieux. Et ça revient souvent… Si ça continue, je crois que je vais l’obliger à consulter.
- Oui, j’y ai déjà pensé, moi aussi, mais Hugo ne voudra jamais. Je vais d’abord en parler à ses parents, ils arriveront peut-être à lui mettre la honte ! C’est vrai que ce n’est pas une vie !
Et tu l’aimes encore ton Peter ?
- Oui oui, bien sûr. À part ça, il a de très bons côtés. Hormis la consommation d’alcool, on a beaucoup de points communs. Et toi ? Hugo ?
- Quand il se met dans des états comme ça, je le déteste. Chaque fois, je me jure que plus jamais je n’accepterai ça de sa part.
- Quitte-le, tu es jeune.
- Ouais, mais il a une bonne situation quand même. On sait ce que l’on quitte mais pas ce que l’on retrouve, comme dit ma grand-mère. Bon, je te laisse un peu tranquille, il faut que je fasse mon candy-crush, faut pas rater une journée…
- Ah d’accord ! Voilà une occupation saine !
C’est à ce moment là que j’ai pensé : si jeunes et déjà vieux !
Mon esprit se mit alors à vagabonder et à imaginer la rencontre de leurs deux conjoints, en admettant qu’ils se connaissent :
- Peter ! Ça fait un bail !
- Salut Hugo, tu vas bien ? Qu’est-ce que tu deviens ?
- Bah écoute, tout va bien. J’habite Paris maintenant.
- Toujours avec Benjamin ?
- Eh oui, c’est une histoire qui dure.
- La dernière fois que je vous ai vus, vous étiez ensemble depuis peu, ses parents n’étaient pas au courant. Il passait ses week-end chez eux sans toi. C’est fini ce temps-là ?
- Oui, bien sûr.
Peter ne s’étendit pas sur le sujet, taisant le fait qu’il s’était imposé au domicile des parents de Benjamin, sans y être invité et que son père l’avait mis à la porte. Il ne dit pas non plus à Hugo que Benjamin n’avait rien dit, rien fait, pas levé le petit doigt et avait laissé faire. Forcément, il était dans une mauvaise passe, sans boulot, et c’étaient ses parents qui finançaient en grande partie son train de vie, qu’il avait d’ailleurs plutôt luxueux.
- Et toi, avec Clara ? Ça se passe bien ? La dernière fois qu’on est venus chez vous, j’ai eu l’impression qu’elle n’appréciait pas que tu nous reserves à boire à plusieurs reprises, non ?
- Ah bon ? Tu crois ? Non je n’ai rien remarqué.
Il ne lui révéla pas qu’après leur départ, il avait eu droit à une énorme scène comme elle savait si bien les orchestrer : il ne pensait qu’à boire et à faire boire leurs amis, sans alcool, il était incapable de s’amuser (là, elle n’avait pas totalement tort), elle ne comprenait pas cela, trouvait ça complètement nul, allait lui prendre rendez-vous avec un addictologue, etc. etc. Elle en avait même parlé à ses parents, qui, heureusement, étant eux-mêmes bons vivants, ne l’avaient pas prise au sérieux et avaient continué à faire confiance à leur fils. Ils savaient très bien qu’il n’avait rien d’un alcoolique mais qu’il aimait simplement s’amuser. Hugo avait alors pris conscience qu’ils étaient de moins en moins souvent sur la même longueur d’onde avec Clara. Ils étaient du même âge tous les deux, n’avaient que vingt-quatre ans et vivaient déjà comme un vieux couple, entre leurs soirées devant la télé et leurs balades au parc pour seuls loisirs. Ils voyaient de moins en moins leurs amis, Clara lui indiquant qu’il allait encore trop boire s’ils organisaient une soirée. Heureusement, elle partait de temps en temps pour la semaine pour son travail, ça lui faisait des vacances. Sûr qu’il en profitait ! Et forcément, il lui mentait quant à ses activités pendant son absence. Elle l’avait bien cherché ! La remarque de Peter allait le faire réfléchir : qu’est-ce qu’il faisait avec cette fille qui lui pourrissait la vie ? De plus, depuis un peu, elle se montrait très dépensière, bien qu’ayant un salaire peu élevé, elle n’hésitait pas à taper dans sa paie à lui, jusqu’à épuisement. Est-ce qu’elle restait avec lui parce qu’il gagnait bien sa vie ? C’était possible. Il n’était plus jamais question d’amour entre eux. Il allait prendre une décision, il le fallait.
- Je t’offre un verre ? Proposa Peter.
- Pourquoi pas ?
Une femme pleure
La femme en pleurs était montée dans le train à un arrêt situé à une heure de Paris. Moi, j’étais déjà là, assise sur la banquette située dans l’entrée du wagon où l’on pouvait s’entasser à trois ou quatre, selon l’affluence. Une personne me séparait d’elle. Je n’ai pas compris tout de suite à quoi correspondait ce bruit qui envahissait l'espace, incrédule. Mais oui, c’était bien cela, le flot de ses sanglots qu’elle ne pouvait et ne semblait pas tenter de réprimer. Les deux femmes face à elle qui discutaient et perturbaient ma lecture depuis le début du voyage, cessèrent leur babillage. Heureusement, le bruit du train couvrait un peu cette souffrance.
Une des deux femmes lui demanda si elle pouvait lui venir en aide de quelque manière que ce soit. Je l’admirais, jamais je n’aurais osé. Et puis qu’est-ce qu’on aurait pu faire ? Ressusciter son enfant mort ? La guérir de son cancer d’un coup de baguette magique ? Faire disparaître subitement la maîtresse de son mari ? Certainement pas. Elle n’était plus toute jeune, ni vieille non plus, entre deux âges comme on dit. Brune, les cheveux mi-longs, probablement plutôt jolie, si les sanglots n’avaient pas déformé ses traits. Avait-elle perdu un proche ? Un mari ? Un fils ? Tout un chacun dans ce train se posait la question et aurait aimé qu’elle se raconte, qu’elle se confie à nous, pauvres témoins accidentels de son malheur. Pouvait-on prendre le train de bon matin et se rendre à son travail quand on souffrait autant ? La réponse devait être « oui ». Avait-elle été trompée, humiliée par la personne qui partageait sa vie ? Lui avait-on annoncé la présence d’une maladie incurable, chez elle, ou chez un proche ? L’ensemble des voyageurs assis autour d’elle souffrait avec elle, ce fut du moins mon impression. J’avais à mon tour les larmes aux yeux. Je l’imaginais se lever, sécher plus ou moins ses joues et nous conter son histoire.
« Mesdames et Messieurs, j’ai déjà pleuré toute la nuit et je suis désolée de vous imposer mon chagrin ce matin, mais cela dépasse ma volonté. Quand je suis rentrée hier soir, j’ai trouvé une enveloppe dans ma boîte à lettres, non timbrée. Elle y avait été déposée. Mon prénom figurait sur cette missive qui me paraissait bien mystérieuse. » Tous les voyageurs retenaient leur souffle, se demandant si elle allait poursuivre, avides de connaître la suite. Son discours était interrompu par ses sanglots qu’elle tentait en vain de ravaler. Un homme fut pris d’une quinte de toux. Plusieurs personnes le toisèrent d’un regard noir.
Elle poursuivit : « J’ai bien évidemment reconnu l’écriture de ma mère. Pour quelle raison avait-elle besoin de m’écrire ? Avait-elle un chèque à me déposer, je lui faisais parfois quelques courses ? Lui avais-je demandé de me recopier une recette comme cela arrivait de temps en temps ? Je n’en avais pas le souvenir. Non, il s’agissait d’autre chose. Il n’y avait qu’un feuillet à l’intérieur, recto-verso. Dans cette lettre, elle me disait qu’elle m’aimait et m’aimerait toujours, même dans la mort, qu’il était inutile que je porte le deuil, je devais toujours rester gaie et ne surtout pas culpabiliser. Mais elle s’en allait, sa décision était prise, elle ne supportait plus sa vie. Elle avait pris rendez-vous, en Suisse, et quand je lirais cette lettre, ce serait fait. Vous comprenez, elle n’est même pas venue m’embrasser, me serrer dans ses bras. Elle est partie. »
Elle avait déclamé la fin de son récit d’une traite, sans reprendre son souffle, sans que personne ne l’interrompt. Tous les passagers étaient restés suspendus à ses lèvres.
Puis, elle se laissa retomber sur son siège, comme épuisée, le regard perdu.
Personne n’osa poser de question, pour ne pas raviver sa douleur ou par pudeur. Même celle qui avait proposé son aide. Elle ne pleurait plus. Avoir partagé sa souffrance avec nous l’avait semble-t-il soulagée, délivrée du poids qui pesait sur elle depuis la veille.
Elle resta assise mais reprit son discours :
« J’aurais pu l’accompagner, si elle me l’avait demandé. Je ne sais pas. Par moments, je me dis qu’elle ne m’aimait pas, elle ne pouvait avoir de l’amour pour moi, sinon elle n’aurait pas pu passer à l’acte. Une mère peut-elle cesser d’aimer ses enfants ? À moins qu’ils n’aient commis une abomination, et encore. Mais moi, moi Messieurs Dames, je n’ai rien fait. Ou bien n’a-t-elle jamais commencé à m’aimer ? Non, je ne peux pas croire ça.
Quand mon père est « parti », comme on dit, j’ai toujours été là, auprès d’elle, à lui apporter mon soutien. Mais là, je n’ai rien vu venir. M’étais-je éloigné d’elle inconsciemment ? Est-ce qu’elle a commis ce geste à cause de moi ? Est- ce que j’aurais pu éviter cela ? »
Nous restions muets, incapables de prodiguer le moindre conseil. C’était difficile de se mettre à sa place. Je me gardai bien d’ouvrir la bouche, ne pouvant en aucun cas prendre la parole devant des inconnus, sans être préparée. Une petite voix s’éleva malgré tout, dans la stupeur générale, une toute petite femme de type asiatique, sans accent, tenta de la rassurer : « Ce n’est pas votre faute, elle l’aurait fait, de toute façon ». « Vous voulez dire avec ou sans moi dans sa vie, c’est ça ? Vous devez avoir raison ».
Je sortis de ma léthargie, brusquement, dans un sursaut. La femme était toujours assise là et semblait s’être un peu calmée. Elle n’avait rien dit, j’avais tout imaginé. Le train arriva en gare ; elle descendit sur le quai avec le flot de passagers et se perdit dans la foule qui se dirigeait vers la bouche de métro la plus proche.
Je la revis quelques jours plus tard, dans ce même train, presque à la même place. Son visage semblait apaisé, elle ne pleurait plus.