Robbie SCHWELLE - Romans
BEATRICE
La maison faisait un peu peur, ou plutôt, elle laissait une sensation bizarre.
Béatrice avait trouvé cette annonce de location sur internet deux semaines plus tôt, il ne fallait pas demander l'impossible. Probablement une construction des années soixante, sur un sous-sol, immense et vide qui ne servait pas à grand-chose hormis la partie garage.
Elle avait rendez-vous ce samedi à 14 heures avec la personne de l'agence. Ponctuelle, elle arriva au volant de son Audi TT. Elle lui fit visiter les lieux. Une espèce de chemin en pente douce contournait toute la maison pour arriver jusqu'à une terrasse sur laquelle s'ouvrait la porte-fenêtre du séjour. Curieux.
- Le propriétaire est handicapé, ça explique cet aménagement, lui indiqua-t-elle.
Compliqué ! Il ne pouvait en aucun cas accéder directement du sous-sol au rez-de-chaussée, l'ascension de l'escalier lui étant impossible.
- Il vient juste de quitter les lieux, vous êtes la première à louer la maison. Il a d'ailleurs laissé quelques affaires personnelles ainsi que des bricoles dans le frigo. Vous pourrez les consommer si cela vous dit.
Elle l'avait appelé pour réserver. Il lui avait précisé être à l'étranger. À l'étranger. C'était vaste. Depuis, elle l'imaginait partout. En Chine, probablement, c'est là que partent travailler tous les français qui s'exilent, il y a du boulot là-bas. Ou bien était-il tous simplement en Belgique, ou en Allemagne ? Elle regrettait de ne pas lui avoir posé la question, mais il est vrai qu'il n'aurait probablement pas compris les raisons de sa curiosité.
Elle allait maintenant occuper sa maison et avait le sentiment de violer son intimité. En même temps, ça la démangeait d'en savoir plus sur lui.
Béatrice avait loué cette maison sur un coup de tête, une envie subite de se rapprocher de l'océan qu'elle avait toujours adoré.
Elle vivait seule depuis peu. Il fallait qu'elle s'y habitue. Elle aimait tant la mer qu'elle avait pensé que ce serait plus facile. Regarder l'océan et marcher sur les rochers l'aiderait sûrement à entrer dans sa nouvelle vie de vieille femme solitaire. Elle avait été mariée vingt-cinq ans. Son physique s'était transformé d'année en année. Elle allait avoir soixante ans et ses traits étaient devenus presque masculins et son corps déformé, transformé.
Lui, à cinquante-cinq ans, était dans la force de l'âge.
Chapitre 1
Je les ai rencontrés la première fois à ce fameux mariage où personne ne connaissait personne. Je les avais remarqués tout de suite, dès la cérémonie de l’après-midi. Lui, la cinquantaine, les cheveux peut-être trop brunis par la coloration et trop longs sur la nuque. Légèrement enrobé, il paraissait malgré tout assez alerte. Elle, un peu plus jeune, les cheveux également teints, mais en blond-gris, un peu trop maquillée, plutôt petite et mince. Ils portaient tous deux des vêtements corrects pour une cérémonie, mais démodés, du style de ceux que l’on portait il y a dix ou quinze ans. Lui, un costume marron, plutôt étriqué et dans lequel il ne semblait pas très à l'aise. Elle, une robe à fleurs « liberty » et col « Claudine » comme on en portait dans les années soixante-dix. On ne pouvait que les remarquer et une espèce de force attirait constamment mes yeux sur eux. Je pense que l’homme s’en aperçut rapidement puisque nos regards se croisèrent à deux reprises. Je me dis qu'il jetait sur moi un regard bienveillant, semblant vouloir dire que l'on était dans la même galère et qu'il fallait que l'on se serre les coudes. Peut-être que j'extrapolais un peu, mais j'avais plaisir à évoquer cette pensée et me sentais ainsi moins seule. Comme moi, ils semblaient être là plus par obligation que par affinité avec la famille.
Ce mariage n’avait pour moi aucun intérêt. J’étais venue par politesse et par respect pour mon ami, le marié. Je me préparais à passer une soirée comblée d’ennui et d’alcool, l’un aidant peut-être à faire passer l’autre.
Je ne les ai pas abordés immédiatement. J’attendais le moment propice pour les approcher. Leur table se trouvait très loin de la mienne pendant le repas.
J’échangeai quelques politesses avec mes voisins de droite et de gauche, les banalités habituelles sur la météo, la conjoncture actuelle, l’inflation grimpante, le prix du litre à la pompe, de quoi bien « léviter », qui vous laisse le temps de penser à autre chose.
Mon père occupait actuellement le plus souvent mes pensées. Il s’était dernièrement entiché d’une nouvelle compagne dont le caractère fougueux et l’humeur en permanence survoltée me laissaient perplexe. Cela m’inquiétait car je trouvais qu’il se laissait envahir de toute part par cette Belinda, dans sa vie, dans sa maison, jusque dans son bureau, qu’il ne fréquentait plus guère depuis qu’il vivait presque au quotidien avec elle. Il n’avait plus rien publié depuis plus de trois ans, et ce n’était pas maintenant que ça allait s’arranger.
Voyant le couple de jeunes mariés se lever de concert la coupe à la main, je revins à la réalité dans laquelle je me trouvais. Les remerciements classiques se firent entendre de la part de nos tourtereaux. J’éprouvais une sorte d’indifférence par rapport à ce qui se passait autour de moi et me sentais étrangère à tout cela. Je n’avais qu’une hâte, que cela se termine et que je puisse rejoindre mon chez moi, ma télé, devant laquelle je m’abrutirai d’émissions avec des personnages de la « vraie vie ». C’est mon péché mignon. J’aime les voir se répandre et s’abaisser à raconter leurs défauts les plus vils à la terre entière : « c’est à cette époque que j’ai commencé à devenir la maîtresse de mon gendre » déclare la protagoniste à un journaliste au regard plein de compassion. Aie ! Quelle à été la réaction de la fille de cette dame ? Ou une autre : « Je me suis aperçue que mon mari vivait une idylle avec le fils de ma concierge ». Cool non ? Rien à ajouter. Quand je pense que des spécialistes de la télé ne prennent la peine de faire ces émissions rien que pour des gens comme moi qui s’en délectent, je suis aux anges ! Au moins des gens qui pensent à moi sur cette terre, ça fait plaisir !
La téléréalité est bien sûr un sujet tabou entre mon père et moi, lui qui est écrivain, plutôt intello, de notoriété moyenne, surtout ces derniers temps, mais qui ne tolère pas que sa fille puisse prendre plaisir à ingérer ce genre d’exploits télévisuels.
Il faut dire que ma vie ressemble à un vide intersidéral ! À part ce petit écran qui occupe presque tout mon temps libre... Je suis ce que mes collègues appellent « une vieille fille ». Approchant la quarantaine, célibataire sans enfant au physique plus que quelconque qui se cache derrière un air bougon permanent, préférant ne pas parler aux autres plutôt que de dévoiler sa solitude.
Petite, brune, quelques kilos en trop, dénuée de charme à mes yeux. Ma première angoisse chaque matin est d’affronter mon reflet dans la glace. Me retrouver face à mon regard terne, d'un vague marron-gris, des valises naissantes sous les yeux, des cheveux filasse, une peau qui devient écarlate à la moindre exposition solaire... D’ailleurs, j’écourte ce moment au maximum afin de ne pas avoir un moral au plus bas pour le reste de la journée. Ce que je déteste le plus au monde, c’est essayer des vêtements dans les magasins. Surtout quand il n’y a pas de glace dans la cabine et que l’on est obligé de sortir et s’exposer au milieu des vendeuses et des autres clients. Quel calvaire ! Je me retrouve alors face à mes bourrelets, débordant du vêtement que je suis entrain d'essayer, fatalement une taille en dessous de ma réalité. « Ça vous va très bien madame » (en plus je déteste qu’on m’appelle madame) « mais pourquoi vous n’essayez pas plutôt celui-là, on le vend très bien vous savez ». Argument qui me fait fuir. Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse qu’ils le vendent très bien ? Moi, j’ai toujours un énorme temps de décalage avec la mode. Quand tout le monde remet des « pattes d’eph’ », je porte des jeans serrés, quand les jeans serrés reviennent à la mode, je mets des pantacourts. Pas par esprit de contradiction, involontairement, mes envies sont décalées.