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Une âme embrouillée - Sarah Coquoz - RÉCIT

Il y avait l’ombre menaçante des montagnes. Il y avait le souffle de l’avalanche, puissant et dévastateur. Là-haut, les plus hauts sommets des Alpes nous ont accrochés. Le courant d’air chaud qui glisse le long des parois de granit monte irrémédiablement vers le haut. C’est là que notre mémoire ancestrale, notre âme véritable est restée pour l’éternité.

Ma mère a laissé une grande part d’elle-même dans ce regard qui ne peut plus admirer les couchers de soleil sur la chaîne du Mont-Blanc. Elle est partie. Partie de Chamonix et partie d’elle-même. La maladie d’Alzheimer creuse un sillon de tristesse, fait disparaître l’espoir au sein de toute notre famille. Quand mémé s’éloigne chaque jour un peu plus et que rien ne peut la retenir. Comment faire face ?

Entamer le deuil, déjà, avant la mort.

PROLOGUE

 Trois ans après

Pour le moment, la chose la plus difficile est de détacher mon regard de cette large auréole encore grandissante, rutilante comme si le soleil allait imploser. Elle allume l’horizon qui se déploie en face de la terrasse. Elle forme un dôme au-dessus du soleil levant et le coiffe d’un arc de lumière rose orangée. Bientôt, la vie sous toutes ses formes va se mettre en mouvement. Mais pour l’instant tout est encore silencieux.

Il est six heures. Avec l’aube comme partenaire, je vis l’instant le plus religieux de ma journée. Ce pourrait être une invitation à la vie, à la joie et c’est pourtant à ce moment-là que je souffre le plus de son absence. Je me sens rattrapée par le manque, un manque imprévisible et incontournable. Il est arrivé petit à petit, sournoisement, creusant son lit au creux de mon estomac et au cœur de ma vie.

J’abaisse mon regard jusqu’au jardin. D’ici j’aperçois une partie de sa terrasse entourée du petit muret blanc. Les longues grappes pourpres de la glycine se penchent comme pour caresser la terre. Les volets de son appartement sont fermés. Mes souvenirs remontent jusqu’à la surface de ma peau. Je ferme les yeux et j’imagine voir sa petite silhouette courbée.

Comme chaque matin, son regard balaie d’abord le noyer, immense et respectable qu’elle considère comme le maître du jardin. Puis elle regarde les arbustes plantés depuis plusieurs années et qui arrivent maintenant à l’âge adulte. C’est le printemps. À cette période de l’année leurs branches sont lourdes et offrent généreusement leurs fleurs rouges, roses ou blanches. Depuis Chateaubriand et les romantiques, c’est elle qui sait le mieux admirer les paysages. Elle arbore un large sourire, s’emplit d’une joie intérieure qui ne la quittera pas de la journée. Comme chaque jour elle sera d’un indéfectible optimisme. Elle jette les miettes de ses biscottes du petit déjeuner aux oiseaux qui semblent la connaître. Ils l’attendent chaque matin à la même heure. J’essaie de poser sur chaque chose le même regard que le sien, pour me sentir proche d’elle, pour rattraper ainsi le temps, tout ce temps que j’ai loupé à ne pas regarder les choses avec elle, à ne pas l’avoir regardée et à être finalement passée à côté d’elle. Le soleil me fait signe, la journée est là pleine et entière et pourtant je me demande où vais-je puiser l’énergie pour y faire face. La douleur dans ma cage thoracique se réveille, elle m’enserre. Ce sentiment de vide à l’intérieur de moi m’oppresse et m’empêche de goûter la douce tiédeur du matin et le cadeau que la vie est venue m’offrir au creux de ses mains.

Je quitte la terrasse, je referme la porte-fenêtre. Je suis seule à l’intérieur de la maison, seule à l’intérieur de moi-même. J’aimerais rompre avec le déroulement de cette journée dont je n’ai pas envie. Je suis écœurée de tout ce qui n’a pas eu lieu, de tout ce que j’ai manqué. Le chemin vers la joie a disparu. Je me courbe, mon dos se voûte comme pour atténuer la souffrance que je ressens sur la pointe des épaules. Cette douleur physique devrait me servir d’anesthésique pour me permettre ainsi de toucher à la vraie plaie, elle est à vif. Cela fait un sacré moment que j’essaie de sauter par-dessus sans y toucher, parce que cela ferait trop mal de la traverser. J’ai mis un mouchoir dessus pour pouvoir regarder devant et continuer à accompagner mes enfants et petits-enfants sur leur chemin de vie. Mais je sais qu’il me faut creuser dans la plaie pour soigner la partie infectée et cachée par la première couche de peau fine et fragile. Parce que je ne serai jamais vraiment libre sans cela.

Voici trois ans que ma mère est morte et il m’est toujours impossible de penser qu’elle a cessé d’exister, c’est comme si une partie de moi-même était partie avec elle. Je me sens plus que jamais morcelée. Des petits bouts de moi-même étaient déjà éparpillés, emprisonnés dans un passé ancien, restés coincés dans une enfance chamoniarde, entourés de ces monstres de granite et de glace qui ont emmuré nos silences. Maintenant que s’affirme l’absence considérable de ma mère, il me faut continuer sans elle ce que j’avais entrepris avec elle. Réparer, me tourner vers demain et vivre. Alors que la souffrance des autres semble toujours très supportable lorsqu’elle se joue sur une scène qui n’est pas la nôtre, je ressens la mienne d’une manière insurmontable.

J’erre entre ma chambre et le salon. Mon regard effleure le fauteuil sur lequel elle s’asseyait, je le ressens maintenant comme un imposteur et j’ose à peine le regarder. Je n’arrête pas de tourner en rond dans la maison en butant à chaque pas sur son fantôme. Me passent alors par la tête des souvenirs d’autres fauteuils, d’autres chambres, d’autres couloirs, comme des images discontinues de vieux films.

Je me souviens, c’était il y a trois ans à peine.

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