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Trente minutes à vivre - Eric Scilien

ON VA CHANGER LE MONDE

La nuit tombe derrière les vitres de la BMW série 7. Installé sur le siège arrière, Xavier de Ligny jette un œil distrait sur la rubrique économique de son journal.

 Ici et là, les lumières s’allument en contrepoids du crépuscule naissant. Les rues de Paris défilent sans que de Ligny y prête attention. Conduite en souplesse, sans à-coups. Entre le chauffeur et son patron, aucun mot n’est échangé. Bien que la circulation s’avère particulièrement fluide, la voiture quitte les grands axes pour s’engager dans les rues adjacentes.

 Xavier de Ligny lève la tête de son journal.

– Vous empruntez un nouveau trajet ?

– Oui, Monsieur. Pour éviter le pont de l’Alma. Un collègue m’a informé d’un bouchon dans ce secteur. Un accident, je crois.

 De Ligny se replonge dans sa lecture. Pas longtemps.

– Mais par où est-ce que vous passez ? Il ne me semble pas que vous alliez dans la bonne direction.

– Pardon ?

– Vous n’allez pas dans la bonne direction ! s’agace de Ligny.

– Si, vous allez voir. C’est parce que je fais une boucle.

– Une boucle ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?!

– Vous n’allez pas tarder à vous rendre compte par vous-même.

– Ça suffit maintenant. Faites-demi-tour immédiatement !

– Nous y sommes presque.

– Je vous ordonne de faire demi-tour !

 Le chauffeur ne répond pas.

– Mais enfin, répondez ! Vous êtes devenu fou ou quoi ?!

 Soudain, la BMW oblique dans une ruelle et pile sans prévenir ; de chaque côté de la voiture, des mains ouvrent les portières arrières et deux hommes montent dans le véhicule, coinçant de Ligny entre eux.

– Pousse-toi !

 De Ligny n’a pu esquisser un geste que déjà, il se voit recouvrir la tête d’un sac poubelle.

– Tu bouges, tu cries et je t’étouffe avec le sac, compris ?

 Claquement de portières. Une vive marche arrière et le chauffeur reprend sa route.

 

Au bord du vide et le soleil dans les yeux, j'ai accéléré

UN SOIR, ON A FRAPPÉ À MA PORTE ET JE N’AI PAS OUVERT

Un soir, il y a longtemps

quelqu’un a frappé

à ma porte

 

J’habitais un studio dans un immeuble

de sept étages qui donnait

sur le boulevard et il était

presque minuit

 ?

 je me suis demandé

qui frappait

 

ça ne pouvait pas

être un voisin qui serait

venu quémander un carton

de lait pour ses chiards

ou un morceau de pain

ou je ne sais quoi

d’autre

 

avec les voisins

on se connaissait

à peine, on se disait tout juste

bonjour

en se regardant à distance avec des yeux

de merlan frit

 

Ça a frappé, une seconde fois

- et plus fort

comme si

l’être ou l’entité ou quoi que ce fut

derrière la porte,

commençait à s’impatienter

et je ne sais pourquoi mais

 

je n’ai pas ouvert

 

je suis resté immobile dans mon studio,

perché au septième et dernier

étage de cet immeuble qui donnait

sur le boulevard, immobile et sans bouger

en attendant que l’individu

ou la créature derrière la porte

finisse

par s’en aller

 

et je n’ai jamais su

qui avait frappé à ma porte

 

C’était au siècle dernier, quelque part

dans les années quatre-vingt-dix

et j’y songe encore aujourd’hui,

presque chaque jour

 

N’avais-je pas commis

une erreur ? De celles après lesquelles

on court toute son existence,

sans jamais réussir

à la rattraper ?

 

Et si le Grand Créateur lui-même s’était déplacé

en personne pour m’expliquer

enfin

les raisons de ma présence en ce Monde

et le comment et le pourquoi

de ce gigantesque

capharnaüm ?

 

Peut-être avais-je raté une occasion

unique, la chance de ma vie

 

je ne le saurai jamais

 

et c’est ça qui me rend fou

 

Ne réalisez jamais vos rêvez, courez après !

Eric Scilien

SI J’AI LA CHANCE

D’ÊTRE

TOUJOURS VIVANT

Tels des fantômes, les souvenirs d’enfance resurgissent au hasard de la route, cette route que Kylian n’a plus empruntée depuis si longtemps. Paysages urbains, grandes barres HLM, de sourds îlots de lumière dans un océan d’obscurité. De grosses gouttes de pluie se mettent à crépiter sur le pare-brise balayé par le va-et-vient des essuie-glaces. Kylian songe à toutes ces années sur lesquelles il avait cru pouvoir tirer un trait.

Jusqu’à cette réception chez les parents de Marie-Aude.

Une soirée prévue depuis longtemps. Chez les Saint-Georges, les vingt-deux ans de leur fille unique, ça ne se prend pas à la légère. Kylian savait qu’un échantillon représentatif du Tout-Paris serait de la partie. Ce qui ne le gênait pas. Tous ces gens qui se la jouaient VIP avaient plutôt tendance à l’amuser. Une fois franchi le premier rideau de fumée, certains s’avéraient même franchement sympathiques. Et puis c’était l’univers de Marie-Aude. Depuis six mois qu’il partageait ses nuits, il commençait à s’y faire.

Six mois, c’était une sorte de record pour lui.

Jusque-là, il s’était le plus souvent conduit en prédateur d’une nuit, passant de bras en bras et de lit en lit avec la volonté de ne jamais s’attacher. Pas assez d’espace en lui. Le besoin d’arriver, de devenir quelqu’un occupait toute la place.

Avec Marie-Aude, tout avait été différent.

Elle appartenait déjà à ce Monde auquel il aspirait. Elle avait cette façon bien à elle de se montrer à la fois grave et légère, sans qu’il soit possible de démêler les deux. Dès le premier soir, juste après leur premier baiser, elle lui avait annoncé la couleur. Pas farouche mais résolue :

– Je te préviens, si je couche avec toi, je t’interdis de me larguer demain matin !

Sinon quoi ?

Je te tue.

Un sourire et elle avait ajouté :

Enfin, sauf si tu es vraiment nul au lit. Parce que là, c’est moi qui te larguerai !

Une gosse de riche habituée à ce que tous lui cèdent, spontanée et insouciante. Solaire, sincère et passionnée, aussi capricieuse que généreuse. Une petite fille aux exigences de femme qui ne s’était pas encore frottée aux vraies difficultés de l’existence. Quelque chose en elle l’avait touché au cœur, il aurait été incapable de dire quoi.

Pour l’anniversaire de leur fille, les Saint-Georges avaient organisé une réception quasi princière dans leur appartement haussmannien avec vue sur le jardin du Luxembourg. Nappe blanche brodée et couverts en argent, bouquets de fleurs somptueux et une armada d’employés en extra pour assurer le service. Une cinquantaine de personnes avaient été invitées, parmi lesquelles des dirigeants d’entreprise, un écrivain, une styliste, un ténor du barreau, un journaliste en vue et même un député.

Avant de passer à table, tous avaient porté un toast en l’honneur de Marie-Aude. Histoire de se mettre dans l’ambiance, Kylian avait sifflé deux flûtes coup sur coup. Dom Pérignon, un régal de bulles. Il se sentait bien, calme et posé, aussi à l’aise qu’un empereur romain qui, après avoir rasé la plus grande partie de la ville, participe aux festivités offertes aux vainqueurs.

Oui, ça semblait sérieux avec Marie-Aude. Ils ne vivaient pas encore ensemble mais l’hypothèse devenait crédible. Et peut-être même bientôt envisageable.

Il l’avait rencontrée au cours d’une soirée chez un ami commun. Ce soir-là, Marie-Aude était restée de marbre, insensible à son charme, lui qu’un sourire suffisait pourtant à les faire tomber toutes. Pire, ils s’étaient même accrochés pour une broutille. Mais à partir de cette soirée, elle s’était installée dans un coin de sa tête et n’en était plus sortie. Il n’avait eu de cesse de la revoir, la séduire. Et pour une fois, il lui avait fallu se montrer patient.

Chez les Saint-Georges, le repas avait été à la hauteur de leur statut. Avec les cailles farcies aux morilles et foie gras, le père Saint-Georges avait débouché ses bouteilles de Bordeaux 1947, une merveille ! Tout allait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes jusqu’à ce que tombe la question, formulée par Saint-Georges mère, quelque part entre le plateau de fromages et le fondant aux trois chocolats.

Et vous Kylian ? Dans quelle branche officient vos parents ?

Un peu surpris mais nullement gêné, Kylian avait pris le temps d’allumer sa cigarette avant de répondre (les invités étaient pourtant censés s’abstenir de fumer à table) :

Ma mère est dans le nettoyage.

Le nettoyage industriel, je suppose ?

– Non, le ménage. Elle fait le ménage dans un hôtel. Mais un hôtel trois étoiles !

Pince-sans-rire, Kylian. Étrangement, les autres conversations s’étaient taries et c’est dans un silence de cathédrale qu’il s’était vu questionner une seconde fois.

Et votre père ?

– Lui, je ne sais pas. Je ne l’ai jamais connu. J’ai été élevé par mon beau-père. Qui travaille dans une usine, sur une chaîne de montage. Enfin, aux dernières nouvelles… Ça fait un moment que je ne l’ai pas vu.

Ça avait jeté un froid - le genre de situation qui aurait mis mal à l’aise n’importe qui. N’importe qui mais pas Kylian Leroy. Trop orgueilleux, trop arrogant pour se laisser atteindre, même de loin. Rien à foutre de l’opinion des autres – qu’ils pensent ce qu’ils veulent !

Rien à foutre, oui.

De tous ces gens qui ne lui étaient rien.

Mais le coup de poignard était venu d’ailleurs - de là où il s’y attendait le moins. De la jolie tête blonde de Marie-Aude.

– Arrête, maman ! Kylian n’aime pas parler de sa famille. Il s’est fait tout seul, sans l’aide de personne. Ses parents sont incultes, son beau-père limite analphabète. Leur seule ouverture sur le monde, c’est leur écran de télévision alors tu vois…

Marie-Aude l’ingénue, son parler cru, sans frein ni barrières. Son intervention avait eu le mérite de détendre l’atmosphère. Tout le monde avait doucement ri sous cape à sa dernière remarque.

Tout le monde.

Sauf Kylian.

Ces remarques sur ses parents, c’était pourtant lui et lui seul qui les avait soufflées à Marie-Aude, au plus fort de leur intimité. Son beau-père « limite analphabète » – Marie-Aude n’avait fait que répéter ses propres mots, rien de plus. Alors pourquoi avait-il eu subitement envie de la gifler, cette petite fleur vénéneuse de Marie-Aude ? Pourquoi les paroles qu’il s’autorisait étaient-elles devenues insupportables dans la bouche d’une autre ?

Mon cher, vous êtes un parfait exemple d’ascension sociale ! avait renchéri le député, aussitôt relayé par un homme aux tempes grisonnantes :

– Il faut marteler cette évidence : la réussite, ça se mérite ! C’est de ça qu’on est en train de crever en France. Les gens ne veulent plus se faire mal, ils ne veulent plus travailler !

Kylian avait senti un nœud se former au niveau de son estomac. Une brusque envie de chialer, de chialer comme un môme devant des grandes personnes qui se seraient moquées de lui, l’avait saisi. Quand la tentation de renverser la table – avec les verres, les couverts, les bouteilles et tout le bastringue – avait menacé devenir incontrôlable, il avait préféré se lever, blême. Heureusement, plus personne ne faisait attention à lui. Sauf Marie-Aude qui, intuitive, avait perçu le malaise.

Tu vas où ?

Je reviens.

Ça va, tout va bien ?

Très bien.

Il avait directement pris le chemin de la sortie.

Parti sans explication pour se retrouver dans sa BMW, sur le périphérique à 220 km/heure, vitres baissées et volume sonore poussé au paroxysme sur un morceau de Mötley Crüe – du hard-rock pur et dur à s’en faire exploser les tympans.

Au début, il avait juste pensé tourner un moment, le temps de se calmer.

Mais ça n’avait pas suffi.

La seule issue lui était apparue d’un coup, comme une évidence à laquelle il s’était toujours refusé.

Il allait revenir.

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