Traverse - Roman de Nina SOLAL
PREMIERE PARTIE
Bien que récalcitrante, son arrivée était pourtant programmée. Pour se tenir éveillée, la sage-femme qui avait réparé sa blouse à grands coups d’agrafeuse fredonnait machinalement la première symphonie de sa vie : « aujourd’hui peut-être ou alors demain ».
C’est dans ce contexte qu’elle vit le jour, après s’être fait longtemps attendre. Elle fut très bien accueillie, par un père entièrement sous le charme de sa paternité, tandis que sa mère s’endormit d’épuisement. S’ils s’étaient appliqués à choisir consciencieusement son prénom, ils l’avaient abandonnée aussi sec un beau jour de psychose paranoïaque juive. Le ton du père avait été si solennel que la mère ne put rien ajouter.
— Je refuse de l’appeler Sarah.
— Pourquoi ? On s’était mis d’accord.
— J’ai l’impression que tu te rends pas compte ? Avec son nom de famille, si tu mets un s final à la place du z, et si ça recommence, elle est bonne pour les camps de concentration.
— Ça fait quand même beaucoup de si pour en arriver là.
— Oui mais je veux pas lui faire courir ce risque.
Après cet épisode, à court d’idée, ils envisagèrent Thérèse, sélectionné pour la rime avec son patronyme. Mais finalement, ils optèrent pour Rosa, le nom de la ville que sa grand-mère venait de visiter. C’est ainsi que se prennent parfois les plus grandes décisions.
Elle devrait lui en être encore reconnaissante de ne pas avoir choisi une ville dont un nom aurait bien pu la poursuivre toute sa vie, car elle ne manquait pas d’idées loufoques. Ce jour-là, Rosa unit son destin à celui de sa grand-mère.
Son enfance fut marquée par les mouvements rythmiques de parents amoureux et la musique de leur douce folie. Leur passe-temps favori était d’aller à l’encontre des conventions sociales et de prendre d’emblée, et définitivement les autres pour des imbéciles. Parfois, ils s’asseyaient sur les trottoirs et regardaient passer les cons.
— Tu as vu cet air de crétin ?
— On se demande si le sang irrigue son cerveau.
— On dirait même qu’il s’arrête aux chevilles.
— Et cette femme, là-bas, qui se promène avec ce magazine débile sous le bras. Elle va sûrement pas inventer la poudre avec !
Mais du haut de leur hauteur et de leur nombrilisme juvénile, ils la conçurent très vite et se marièrent. Ce qui ne leur laissa pas beaucoup de répit pour pouvoir rêver à leur prétendue supériorité et s’enorgueillir de toiser le monde.
L’excentricité régnait malgré tout dans le foyer. Les desserts étaient souvent distribués avant le plat principal. La mère besognait exclusivement à l’extérieur tandis que l’homme aimait s’occuper de l’enfant en bas âge et des tâches ménagères. Ils étaient plutôt beaux. Lui, particulièrement musclé et sportif. Ses cheveux longs et ses traits fins lui donnaient un air doux, qui contrastait avec son charisme de brute épaisse. Après une scolarité catastrophique, il avait réussi brillamment ses études supérieures en devenant chef d’entreprise. Il était fier de son ascension sociale. Son aisance financière le rassurait et il dépensait sans compter. Elle, provenant d’un milieu bourgeois aimait plaire et soignait son apparence. Ils n’avaient pas d’amis et survolaient la vie avec humour.
Les premières années de Rosa furent remplies de joie et d’affection, surtout de la part d’un père qui considérait sa première fille comme un précieux trésor. Il était très attentionné. Elle fut donc portée par une profonde bienveillance jusqu’à son entrée dans le monde extérieur, celui de l’école, qui lui parut extrêmement violent voire même absurde. Les années soixante-dix avaient pourtant de grands penseurs, plutôt novateurs en matière de pédagogie, mais elle n’en vit jamais la trace ne serait-ce que dans l’œil de ses guides.
Ceux qu’elle connut, lui firent manipuler de la pâte à modeler si dure qu’elle avait souvent tout juste le temps de la chauffer, quand l’activité s’arrêtait, systématiquement, là. Au moment où elle aurait pu commencer à créer avec cette substance, elle restait sur sa fin. Elle l’aurait bien mâchée pour avoir le temps de la réchauffer et de la pétrir. Mais à l’école, l’essentiel était d’obtempérer, surtout si les activités n’avaient aucun sens. Quand le protocole n’était pas respecté, les punitions pleuvaient. Avec sa mimique d’actrice, l’enseignante de Rosa posait chaque année, toujours et invariablement les mêmes questions. On s’en doutait, rien qu’en observant son air parfaitement mécanique au point d’être inconscient :
— Et le chat, qu’est-ce qu’il fait le chat ?
— Le chat miaule.
— Oui, c’est bien.
— Et le chien, qu’est-ce qu’il fait le chien ?
— Le chien aboie.
— Oui. Et le cheval ?
— Il vole !
— Non Rosa, je te pose encore la question, qu’est-ce qu’il fait le cheval ?
— Il vole !
Une seule parole qui sortait du cadre et la sentence était suprême : dix minutes au coin et parfois un scotch sur les lèvres. Comme un pansement sur la liberté. Elle ne sut jamais pourquoi le fait d’insister pour dire que les chevaux volaient, lui valut de connaître le baptême de la double peine mais ce fut le début de ses nombreux doutes quant au bien fondé du système scolaire. Heureusement, comme tout un chacun, elle trouvait du réconfort dans la cour de l’école, là où les enfants étaient moins contrôlés. Pendant ces précieuses minutes, elle pouvait jouer et inventer car rien, durant la classe, ne ressemblait à un jeu. On aurait plutôt dit que les enfants faisaient semblant, chacun jouant un rôle avant que la sonnerie libératrice ne retentisse. Alors les masques pouvaient tomber et les enfants devenaient enfin vrais entre les grilles du parc au savoir.
Le jeu préféré de Rosa gravitait autour de la seule pente en béton, qui lui permettait de rouler allongée du haut vers le bas, en prenant de la vitesse. Elle avait fait ça dans l’herbe et elle en avait tellement apprécié la sensation, qu’elle reproduisait l’ivresse quitte à se faire mal sur les graviers. Elle éprouvait tant de plaisir qu’elle se fit rapidement une camarade de jeu et son nom, Florence Pietro sonna comme une promesse. À chaque récréation, elles se serraient l’une contre l’autre puis elles dévalaient la pente dans un fracas de fous rires. Ce fut le premier souvenir d’une grande complicité avec une autre, même s’il fut malheureusement associé à sa toute première incompréhension du monde adulte.