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Trois millions… ou presque

Entre deux foulées lourdes, Benjamin regarda sa montre. Cela faisait 13 minutes qu’il avait enclenché le chronomètre et il n’était pas encore arrivé au bout du sentier. Il lui restait au bas mot 200 mètres de dénivelé à avaler, une dernière portion qui se présentait sous la forme d’une longue ligne droite légèrement inclinée. Il tenta, dans un sursaut d’orgueil, d’accélérer l’allure. Il enchaîna ainsi sept à huit pas cadencés, telle une marche militaire, avant de renoncer, rattrapé par la triste réalité. C’était toujours comme cela avec la course à pied, l’entrée en matière se révélait déterminante, et il était presque impossible de remonter le temps perdu. Une entame mollassonne vous aiguillait vers un train de sénateur qu’il était difficile d’abandonner, alors qu’une attaque déterminée, même si elle n’était pas toujours menée à son terme, valait quand même la récompense d’un temps honorable. Là, avec ces treize minutes bien entamées, il n’y avait déjà plus rien à espérer. Benjamin reprit donc son allure initiale, celle du convoi exceptionnel, aujourd’hui, c’est sur ce rythme paresseux qu’il terminerait. Mais il n’avait pas envie de s’accabler plus que de raison, la journée avait été difficile à l’usine : un paquet de commandes à honorer et une cadence soutenue à l’atelier de production avaient consumé l’essentiel de son énergie. Et si ce soir il avait choisi de sortir ses baskets du placard, c’était d’abord pour se vider la tête, pas pour effacer des tablettes son dernier record sur la distance. Cette sortie au grand air était aussi l’occasion de goûter le retour des beaux jours, parce que le printemps, par petites touches, avait commencé à faire son nid. Les journées s’allongeaient et les givres matinaux étaient moins tenaces. Autre signe qui ne trompait pas, les boulistes avaient réinvesti la place de la fontaine après une longue période d’hibernation. Ils se retrouvaient maintenant en fin d’après-midi autour du petit bar et jouaient jusqu’à ce que la fraîcheur les chasse, c’est-à-dire dès que le soleil partait se cacher derrière la montagne. L’altitude ordonnait ces brusques variations de température. Perché sur un promontoire de 800 mètres, le village vivait dans un microclimat, toujours un peu en décalage avec celui de la plaine.

Enfin parvenu à la ferme des Jacomots, Benjamin amorça son demi-tour. Son cœur battait la chamade et son T-shirt blanc était déjà humide de sueur. Les rayons du soleil couchant accompagnèrent sa lente rotation. Il ne regarda même pas sa montre, pas la peine d’alimenter d’inutiles espoirs. Il se contenta de se laisser porter par le faux plat descendant, c’était quand même plus facile dans ce sens-là. Il profita du relief favorable pour jeter un œil à la route départementale que longeait le sentier. Il repéra le feu de chantier tricolore qui chaque matin annonçait une nouvelle journée de labeur. Il détailla aussi la colline verdoyante posée dans son dos. Les châtaigniers n’allaient plus tarder à fleurir et il se dit qu’il pourrait bientôt emmener Tiffany se balader dans les sentiers. Elle avait grandi et pouvait marcher davantage à présent. Il profita du devers favorable pour allonger un peu sa foulée, mais ce fut dans la crispation, le souvenir du départ de l’enfant ravivait une plaie à nue, encore impossible à cicatriser.

À l’approche de l’impasse, il se força à terminer au sprint, peut-être pour se donner l’illusion d’un dernier coup de pied à la vie. Mais lorsqu’il stoppa le chronomètre, le verdict fut sans appel : 31 minutes et 49 secondes, c’était un temps à lui faire regretter d’avoir voulu s’étalonner. Mains sur les hanches, il longea la bâtisse en vieilles pierres, il tentait de retrouver son souffle. Il s’étira ensuite quelques minutes devant la porte de son appartement, en veillant à alterner les positions fléchies, puis lorsqu’il décida de rentrer, il fila directement à la salle de bains pour s’offrir une douche réparatrice. Avant de passer sous le jet, il extirpa la balance du petit meuble blanc situé sous l’évier et monta cérémonieusement dessus. Mais les chiffres s’étaient ligués contre lui aujourd’hui. L’aiguille se fixa sur le nombre 89, et malgré quelques gesticulations de l’examiné, et deux nouvelles tentatives, elle ne bougea pas d’un cil jusqu’à ce que ce dernier ne se résolut à descendre de son piédestal. Travailler dans une usine où l’on fabriquait des tonnes de crème de marrons vous octroyait l’avantage de pouvoir emporter certains pots abîmés à la fin de la semaine, mais aussi avec eux, la probabilité de générer quelques lignes superflues autour des hanches. Benjamin demeura quelques secondes devant la glace pour mesurer l’étendue des dégâts. Il avait toujours cette bouée disgracieuse autour du ventre qui enflait dangereusement par endroits. Elle lui permettrait de flotter facilement en zone de turbulence si d’aventure il décidait un jour d’affronter les vagues de l’Océan Atlantique. Il saisit le bourrelet à deux mains et le palpa sans retenue, laissant ici et là des empreintes de doigts rougies. Il en fit lentement le tour avant de lâcher prise et qu’il ne s’éparpille autour de son minuscule nombril. Ce n’était pas fini. Dans le reflet de la glace murale, deux joues bien remplies et des fesses rebondies complétaient le tableau à la Botero, on pouvait dire que c’était un homme à arrondir les angles, ce qui n’était pas faux. Après cet état des lieux implacable, il replaça le pèse-personne dans le petit meuble, mais sans animosité. D’accord le verdict était sans appel, mais personne ne pouvait lui enlever le bénéfice de la lutte. Ces dernières semaines, il avait appris à réguler son souffle et à produire de longues accélérations. En certaines occasions, il avait même fait preuve d’endurance. C’était tout de même à mettre à son crédit, même si pour le moment, l’aiguille de la balance refusait de matérialiser l’ensemble de ces efforts.

Le disque dur

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Il avait peur de le revoir. Cela avait été difficile de se l’avouer, pourtant c’est bien la proximité de ce corps, même grimé, qui l’effrayait chaque heure davantage. Pourrait-il confier ses craintes à sa sœur, elle qui avait pris soin de leur père ces derniers jours, ces derniers mois, ce paquet d’années qui entérinait son éloignement. Forcément, il se sentait un peu coupable. Ce n’était pas un mauvais fils, il n’avait pas commis l’irréparable, pas fomenté de possibles trahisons ni sali une mémoire en voie d’effacement. Il n’avait rien fait de tout cela, c’était pire, il s’était absenté. Il avait choisi l’exil en dehors du territoire breton, dans une région où le soleil régnait en maître, aux confins d’une contrée ouverte sur la mer et la garrigue. Alors oui, ces retours au pays s’étaient faits plus sporadiques, un millier de kilomètres tout de même, c’est une distance qui ne s’efface pas d’un coup de baguette magique. Malgré les autoroutes de plus en plus larges, les berlines toujours plus confortables, il fallait se les enquiller les 10 heures de routes, de jour comme de nuit, c’était un coup à chopper des crampes aux poignets. Il fallait avoir une bonne raison pour revenir jusqu’ici. Lui en avait des dizaines, sans rire, il n’avait même pas besoin de chercher.

Il pouvait les balayer d’un regard : retrouver le paradis perdu d’une jeunesse heureuse, revoir sa sœur, parler à son père, respirer de nouveau les embruns de l’océan, entendre le tonnerre des rouleaux se fracassant sur les rochers de la côte, observer le soleil jouer à cache-cache avec la bruine, contempler avec bonheur les toits de tuiles grises et se dire qu’on est d’un pays. Il avait ressenti tout cela, bien des fois, mais la vie est aussi faite d’impératifs. À l’autre bout de la France, une femme et un fils l’attendaient avec des demandes de plus en plus ciblées, il y avait aussi ce restaurant qu’il portait à bout de bras, et cette existence douce et heureuse dans l’arrière-pays aixois qui lui faisait penser qu’il avait fait le bon choix. C’est ainsi, il y avait match. Un match qu’il avait sans doute perdu ces dernières années, faute de temps, faute d’envie. Petit à petit, il avait fini par lâcher, par renoncer à sa terre natale. Mais ce n’est pas pour cette raison qu’il avait peur de revoir son père.

Au volant de sa puissante Hyundai Tucson, Nicolas pénétra dans le petit village où vivait encore sa sœur Camille. La voiture ralentit progressivement son allure, elle passa lentement devant la place de l’église où quelques artisans locaux proposaient leurs étals de fruits et légumes, puis elle marqua un arrêt prolongé face à l’école primaire. À travers la vitre de la classe, Nicolas distingua la silhouette longiligne de la maîtresse debout près du tableau. La salle était située à droite du préau, c’était le même caisson qu’il avait fréquenté autrefois, à une époque lointaine où il passait l’essentiel de ses journées à lorgner du côté de la pendule. La voiture finit par reprendre sa route. Presque au ralenti, elle dépassa une rangée de haies, négocia un virage serré à droite puis pénétra dans le nouveau lotissement. C’était toujours un casse-tête pour retrouver son chemin dans ce dédale de constructions. Toutes les rues se ressemblaient, avec leurs enfilades de maisons accolées et leur parterre fleuri. C’était sans doute très fonctionnel, mais ce côté réplique à l’identique avait quelque chose de déprimant. Après avoir hésité quelques instants, il finit par identifier la maisonnette avec un volet bleu clair, un des rares signes distinctifs accepté par le voisinage.

Nicolas gara la voiture le long du trottoir puis fit quelques pas sur la chaussée. Il était parti hier soir après le repas, il avait effectué 2 arrêts sur le trajet, dont un à l’aire de Limoges pour s’assoupir quelques heures ; on peut dire qu’il avait bien roulé, que tout s’était bien passé. C’est d’ailleurs ce qu’il avait écrit dans le petit SMS envoyé tout à l’heure à Marla. Elle n’avait pas encore répondu, elle devait se trouver déjà bien occupée. Sa femme avait une matinée chargée, comme souvent. Elle devait d’abord conduire Timothée à l’école pour 8 h 30, puis passer au siège de la permanence pour y rencontrer le fameux Richaud. Le reste de la journée servirait à préparer l’échéance capitale de ce soir. Nicolas ne se faisait pas de soucis pour elle, Marla avait des ressources insoupçonnées, elle saurait bien dans cet intervalle s’occuper d’un enfant, amadouer un cacique du parti, et peaufiner son discours progressiste. Son programme à lui était beaucoup plus minimaliste : se dégourdir les jambes, embrasser sa sœur, boire un café, parler (ou pas), pleurer (ou pas), rendre visite à papa. Et il avait toute la journée pour cela. Pour lui, la vraie échéance, du moins l’officielle, était prévue demain.

Lorsque Camille a ouvert la porte, elle avait un sourire las et les traits défaits de quelqu’un qui n’a pas beaucoup dormi. Nicolas s’efforça de lui rendre son rictus puis l’embrassa, assez maladroitement. Il aurait aimé l’étreindre mais c’était en dehors du champ de ses compétences. À ses gestes empruntés, elle sut immédiatement dans quel état d’esprit il se trouvait. Elle le connaissait bien, malgré la distance qui les séparait et les années qui filaient dangereusement. Elle devinait déjà la sécheresse et le désarroi qui l’entouraient. Malgré cela, elle ne parvenait pas à lui en vouloir. Pas aujourd’hui. Son petit frère était là et c’est tout ce qui comptait. Il ne dirait rien ou pas grand-chose, il repartirait le plus tôt possible, dès que l’occasion lui serait présentée, il la serrerait du bout des doigts au moment du départ, comme il venait de le faire. Tant pis, tant mieux, c’était ainsi.

PETIT PONT

Partie 1

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Deux petits carnets noirs annoncent des modifications profondes de ma personnalité. Dans mon milieu, ce n’est pas souhaitable. Alors oui, j’ai un peu peur. Cela ne m’empêche pas de les relire attentivement ni de m’y atteler entre deux séances d’entraînement. C’est comme un rituel, mais comparé aux laçages aléatoires des chaussures que j’évoquerai plus tard, celui-là est d’un genre plus envahissant. On en sort pas complètement indemne. Cela s’insinue en vous par petites touches, forcément, ce qu’on retrouve là-dedans, c’est vous, par petites touches.

C’est bien là que ça se complique.

Après avoir achevé le premier carnet, j’ai hésité un peu à poursuivre dans cette voie. Je ne comprenais pas vraiment où tout cela allait me mener. Passer d’une description factuelle à des impressions furtives, relater un évènement plutôt qu’un autre, tout ceci semblait à la fois stérile et décousu. Mais à y regarder de plus près, j’ai fini par percevoir l’unité sous-jacente qui tapissait chacun de ces textes. Curieusement, c’est à moi qu’ils s’adressaient, enfin à une partie de moi, celle qui avait besoin de mots et de signes pour exister. Et sous des allures innocentes, parfois futiles, quelquefois teintés d’humour, ils me parlaient de vie, de direction et de choix. Alors, j’ai commencé la rédaction du second carnet, mon écriture s’est fluidifiée et ma pensée s’est aiguisée, elle a fini par révéler la tonalité de mon quotidien. Et ce n’était pas l’image que je m’en étais faite. Remarquez, tout cela, je pouvais quand même le deviner, il y avait plusieurs indices disséminés autour de nous. Mais c’est tout de même plus simple, quand on peut lire noir sur blanc, une de ces annonces se parer d’atouts thérapeutiques. La dernière datait de deux semaines, je l’avais appelée « Petit pont. ». Le titre m’était venu naturellement comme une réponse à l’impasse dont les contours se dessinaient jour après jour. Ces petits textes commençaient toujours par une date un lieu et une heure, comme s’il fallait figer le temps et l’espace.

J’avais donc écrit ceci.

24 mars, camp d’entraînement, 10 h 12

Petit pont

C’est Rémi, le titi parisien, qui s’était retrouvé coincé le long de la ligne de touche. Il avait déjà deux adversaires autour de lui et un troisième arrivait en renfort. Rémi était un peu particulier, il avait un art certain pour se compliquer la vie sur un terrain de football. Il fallait toujours qu’il tente des dribbles improbables, qu’il choisisse les options les plus audacieuses, au grand désespoir de ses entraîneurs et de ses partenaires qui trouvaient certaines de ses inspirations géniales, mais son jeu bien trop alambiqué pour suivre les lignes directrices de nos schémas tactiques. Une fois, il m’avait humilié à l’entraînement, il avait osé une feinte qui m’avait pris de court, je m’étais retrouvé à 4 mètres du ballon sans rien comprendre à ce qui venait d’arriver. Curieusement, je n’avais pas bougonné (mais c’était l’entraînement), j’avais même trouvé cela agréable, c’est toujours excitant d’observer la manifestation d’un talent.

Enfin bon, là, coincé le long de cette ligne blanche avec trois gars sur le râble, je ne voyais pas bien comment il allait pouvoir s’en sortir.

Enfin si, moi, j’avais bien une solution. J’aurais frappé fort dans le ballon en espérant qu’il percute une des jambes voisines. Avec ce geste utile, j’aurais sans doute obtenu une touche, un gain très honorable vu les circonstances. Mais il était spécial ce Rémi, pas du tout adapté au haut niveau d’ailleurs, mais spécial c’est sûr, en tout cas pas le genre à abandonner la balle à l’adversaire ou à viser une simple remise en jeu. Je crois que pour lui, la pratique du football prenait véritablement sens dans ce type de configuration délicate, ces combats perdus d’avance, le reste l’intéressait beaucoup moins. Je me suis dit, il va peut-être jouer la faute, s’écrouler au contact d’un genou adverse ou mimer le déséquilibre, après tout ce sont des gestes qui appartiennent aussi au panel d’un joueur offensif. Personne ne lui en aurait voulu de ruser de la sorte, parce que là clairement, il n’y avait rien d’autre à faire. Il se trouvait à l’arrêt, encerclé dans un espace réduit, délimité par une ligne blanche et trois corps musculeux qui ne demandaient qu’à s’éprouver à son contact. Objectivement, il n’avait aucune chance de s’en sortir.

Un peu comme moi aujourd’hui. Mes adversaires sont un peu plus amicaux, leur chair est plus tendre, ils se permettent même des gestes d’affection, une forme de connivence qu’ils ont développée au fil des ans, mais je connais leur art de l’encerclement. Dans le fond, ils sont bien plus pressants et déterminés, et gagner une touche ne m’apportera rien, un petit sursis dérisoire, alors qu’il me faudrait une véritable bouffée d’oxygène. Je ne sais pas exactement combien ils sont à me cibler de la sorte. Je dirai au moins deux, peut-être trois. J’ai l’impression qu’ils se relaient, qu’ils s’accordent dans leur entreprise de récupération.

Pour en revenir à Rémi, il a trouvé la solution. Ne me demandez pas comment il a fait. Je sais juste que l’espace crucial qui lui faisait défaut, il l’a inventé entre les jambes du molosse qui était venu l’agresser, il a fait passer le ballon entre ces deux guibolles surpuissantes, avec une grâce et une facilité qui n’appartenaient qu’à lui. Et tandis que les deux couillons se percutaient et gênaient l’intervention du troisième défenseur, Rémi s’est détaché de la ligne, sans même chercher à accélérer.

C’est un geste comme celui-là dont j’aurai besoin aujourd’hui.

D’une manière générale, tous ces textes rédigés en première intention restaient bienveillants, amers et piquants parfois, mais globalement bienveillants, comme l’histoire de ce « Petit pont ». On restait sous le joug de la vérité sans pousser trop loin les portes de l’intimité, j’avançais à pas feutrés. Tout cela ne semblait pas si grave, c’est en tout cas ce que j’ai pu croire un temps. Comme si la vie vous laissait le choix. Mais c’est faux. L’envie, la peur, la culpabilité finissent par vous mettre en porte à faux. Elles vous conduisent, à travers ces petites proses affables, vers des chemins escarpés où les précipices sont visibles et où l’on sent la terre meuble sous ses pas hésitants.

Mes carnets noirs sont rangés au fond du placard, Clémentine n’est pas prête de les trouver. Elle n’y comprendrait pas grand-chose. Sur certaines pages, je parle parfois d’elle, un peu de nous aussi, mais toujours à demi-mot. Longtemps, je suis resté sur des stéréotypes de couple en difficulté, vous savez les choses qu’on dit souvent quand on entre dans la septième année. J’ai rédigé des phrases sur l’usure des corps, la perte d’identité, les caractères qui évoluent, le ventre qui ne s’arrondit pas, des éléments qu’on peut combattre avec un peu d’amour et d’attention. Et puis un jour, une phrase a jailli qui a bouleversé ma perception des choses.

C’est daté du 25 février, cela fait plus d’un an. D’une main un peu tremblante, j’avais écrit :

« Je n’ai pas envie de tromper ma femme, mais si je le faisais, je crois qu’elle s’en remettrait. »

Sur le coup, je n’avais pas bien compris. Certes, la notion de fidélité est un élément important au sein du couple, mais ce n’était pas à proprement parler une menace qui planait au-dessus de nos têtes. Pour tout dire, l’état des lieux que j’avais dressé à la hâte était même plutôt rassurant. Je n’éprouvais aucune envie de tromper ma femme, même s’il existait ici et là quelques tentations, il me suffisait de ne pas y donner suite, comme je l’avais fait depuis le début de notre relation. J’y parvenais sans trop d’efforts, la sexualité épanouie et assumée de Clémentine me suffisait amplement, même si dans ce domaine aussi, les choses avaient évolué. J’ai longtemps retourné cette phrase dans ma tête avant d’identifier ce qui m’effrayait vraiment dans cet agencement de mots. C’est évidemment la dernière assertion qui me plongeait dans l’embarras. Ma femme pourrait donc « se remettre » de mon infidélité. Pour bien faire les choses, j’ai pris un dictionnaire et j’ai cherché une définition précise de ce verbe pronominal. J’ai finalement trouvé cette proposition : « sortir d’une situation pénible et revenir à un meilleur état ». Voilà ce que je subodorais donc au sujet de la douce qui m’attendait couchée à la maison, elle pouvait « évoluer » sans moi vers un meilleur état. Je n’avais aucun élément tangible qui puisse nourrir ce postulat ni même le développer. Rien dans ses gestes ni dans ses paroles n’indiquait une possible mutation. Le doute n’existait que griffonné dans cette page de carnet, coincé entre une pensée sur le jeu et une réflexion sur l’automne. Ce n’était peut-être pas là qu’il était né, mais c’est ici que je lui avais donné forme.

Quelqu'un d'autre - Roman de Cédric Le Calvé

 

Rendez-vous à Amsterdam

Pierre avait renoncé au vol de nuit et aux embouteillages récurrents autour de l’aéroport de Schiphol. Depuis l’entrée des Pays-Bas au sein du pôle européen, la cité aux multiples canaux était devenue extrêmement difficile d’accès. Elle avait été autrefois le royaume des piétons et des vélos charpentés pour des voyages au long cours. En famille, en amoureux ou en solitaire, les cyclistes traversaient alors la ville comme on découpe une lamelle de beurre, sans résistance, avec un appétit gourmand. Cette époque, que Pierre avait fugacement connue, était aujourd’hui complètement révolue. À tel point qu’il se demandait s’il ne magnifiait pas un peu cette vision enchanteresse, comme il le faisait parfois quand il laissait des souvenirs de jeunesse réchauffer son cœur fatigué. Amsterdam, aujourd’hui, était devenue une sorte de blockhaus, une citadelle fortifiée de béton ou le nomadisme n’avait plus cours.

Le conseil municipal avait cédé aux exigences du pragmatisme et voté l’édification de lourdes infrastructures autour de ses axes principaux. Les tunnels, les ronds-points, les voies de dégagement, les parkings à ciel ouvert s’étaient multipliés jusqu’à gangrener le cœur de la cité. L’avenir s’inscrivait donc dans une forme de retour moyenâgeux où une architecture métallique, complétée par le béton cellulaire et l’acier empêchait l’accès fortuit, innocent ou simplement hasardeux au sein de la capitale batave. L’adhésion au pôle européen était à ce prix. Le train était devenu le moyen de locomotion le plus efficace pour percer l’enceinte de la ville. Et Pierre, en deux clics et un paiement immédiat avait pu réserver une place pour un départ en début d’après-midi.

Un e-mail était tombé la nuit précédente, à 2 heures 43 minutes précisément, il confirmait la tenue de la conférence extraordinaire prévue le 12 dans la neuvième capitale.

Le communiqué, impérieux et succinct, suggérait de réserver une chambre pour trois jours dans les lieux de convention habituelle. Il avait respecté le protocole et opté pour une suite à l’Ambassador le long de l’avenue Strassburger. Tout cela ne lui disait rien qui vaille.

Ces nouvelles en cascade déréglaient une mécanique devenue fragile au fil du temps, elles puisaient dans une source vitale qu'il avait longtemps cru intarissable, mais qui s’était atrophiée au contact de la solitude et de l’ennui. Depuis quelques mois, des pensées volatiles, capricieuses et blessantes se baladaient dans sa tête jouant avec une cruelle malice à piquer leur créateur. Pour lutter contre ces indésirables envahisseurs, il essayait de rester en action, même si parfois, ces ébauches de mouvement pouvaient apparaître dérisoires.

Ainsi ce matin, il avait passé une bonne partie de son temps dans l’appartement, il avait changé le sac de la poubelle, repeint en bleu la porte de la cuisine, consacré une bonne heure à ranger et à nettoyer sa chambre, puis il s’était mis en tête de classer des CD obsolètes qu’il n’écouterait sans doute plus jamais.

Il n’avait laissé aucune prise à la pensée et à la rêverie qui sous des allures affables, il le savait, le conduiraient tout droit sur des chemins incertains où il n’était jamais bon de s’engager.

Quoi qu’il en soit, dans ce petit monde au ralenti, ce nouveau départ pour Amsterdam était un singulier contretemps, le quinquagénaire amaigri allait revenir sous les feux de la rampe pour quelques heures au moins, et loin de l’enchanter, cette perspective à présent lui faisait peur.

Tout cela arrivait trop tard. La pièce qui se jouait sans lui depuis bientôt un an était devenue une production internationale dont le scénario était régulièrement en cours de réécriture, même l’ordre des actes avait peu d’importance, les auteurs exploraient simultanément plusieurs pistes sans savoir d’ailleurs où elles allaient les conduire.

Pierre y avait tenu autrefois le rôle principal, une participation majeure pour laquelle il avait payé le prix fort. Et voilà maintenant que l’État français le rappelait et exigeait sa contribution active. Il aurait pu refuser, ce n’est pas le travail qui manquait, avec toutes ces portes à repeindre, ces bols à empiler et les livres de la bibliothèque qu’il faudrait également classer par genre, par auteur, par taille, par poids, par titre, il avait l’embarras du choix.

Mais la convocation avait des accents de mise en demeure et Pierre, c’est un fait qui le troublait parfois, n’aimait pas vraiment les complications. Alors pour un week-end, il allait devoir oublier son dos douloureux et sa fiancée envolée et reprendre encore une fois la chronologie immuable de cette singulière nuit étoilée.

 

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