C'était un piano carré surgi de temps oubliés, aussi rectangulaire que pouvaient l'être les pianos carrés produits sous le règne de Bonaparte. Une pièce de musée rarissime que certains connaisseurs auraient acheté à prix d'or, s'il n'avait été depuis des décennies, la propriété exclusive de l'une des plus célèbres pianistes du siècle dernier : Iseut aux blanches mains, ainsi baptisée pour l'extraordinaire pureté de son jeu. Cependant, l'artiste virtuose avait tourné la page de la musique, le piano s'était tu ; et à présent, Aénor contemplait, ahurie, le paquet volumineux qui trônait au beau milieu de son allée. Elle relut le billet qui accompagnait l'étrange livraison : Ma chérie, puisses-tu faire que ce noble présent retrouve avec toi sa gloire d'antan. Sois heureuse pour toujours, je t’embrasse et place en toi tous mes espoirs. Tatite Iseut. Drôle de cadeau pour mon mariage, songea la jeune fiancée, plus embarrassée que touchée par pareil legs. En effet, la vieille tante avait toujours vécu drapée dans sa gloire et sa solitude, en marginale adulée de tous, et Aénor, qui l'avait longtemps admirée durant l'enfance, avait fini par considérer en grandissant que son don vertigineux avait coûté à la célèbre Iseut sa vie de femme. Qu'espérait-elle donc, cette dame haute et fine, fière et glaciale depuis toujours, aux portes de la mort ?
Mémoires virtuelles - Nouvelle
La vallée Mordorée s'illumina tout à coup par la fenêtre du palais, éclairée des toutes premières lueurs de l'aurore. Telle fut la première image qui frappa mon esprit embrumé, ce-matin là, tandis que je me préparais à entrer dans la salle du trône. J'avais eu toutes les peines du monde à quitter mon lit de plumes, convoqué en cette heure terriblement matinale par mon oncle Jarred, vénérable roi de la vallée Mordorée. Lorsque je fus planté devant lui, il m'annonça d'une voix grave que l'heure était venue pour moi d'accomplir ma destinée :
" Gédéon, l'heure est venue pour toi d'accomplir ta destinée... Saroumane, mon ennemi juré, a enlevé ma fille adorée. Toi que j'ai recueilli, toi dont j'ai donné ma parole à ton défunt père que tu épouserais la princesse et engendrerais ainsi ma noble descendance, sache que, de tous les prétendants à l'aventure, c'est en toi que j'ai placé ma foi. Cette aventure démontrera ta bravoure et tu épouseras ainsi légitimement celle qui t'est promise depuis ta naissance. Voilà pour quoi je te le demande sollennellement : acceptes-tu d'affronter Saroumane le fourbe pour sauver la princesse Griselda ? "
Les yeux encore bouffis de sommeil, j'acceptai machinalement. Si je ne l'avais pas fait, mon protecteur m'aurais posé la question sans relâche, jusqu'à ce que, de guerre lasse, je finisse par capituler. Toute résistance était inutile.
Ino Veritas au pays des Hiatus - Nouvelle
Figurez-vous une terre fertile et vallonnée, préservée de tout sentier, entretenue par des saisons parfaitement réglées, dont le ciel bleu sait quand il le faut se fondre en pluie. Ajoutez à cette nature tendre et verdoyante des nuances de jaune, de cyan, de magenta, s’étirant à l’infini à travers des milliers de fleurs au parfum suave ; percevez les hautes herbes qui bruissent sous la brise, le murmure des rivières dont les eaux transparentes reflètent la lumière du soleil, le mugissement continu des cascades aux mille et un arcs-en-ciel. Vous aurez alors une petite idée de ce qu’était le pays des Hiatus.
Je parcourais le vaste monde, consignant mes aventures d’une écriture souvent troublée par le cahot des chevaux de poste et le soubresaut des locomotives, lorsque je parvins dans cet humble royaume situé au creux des montagnes, quelque part aux portes de l’Asie. La contrée, bien que civilisée, était si repliée sur elle-même que nul n’en avait jamais entendu parler ; j’eus moi-même bien des peines à la pénétrer. Mon voyage ayant particulièrement mal tourné, je me retrouvai seul et épuisé dans ces terres presque vierges. On me découvrit inconscient au bord d’une rivière. Je fus emmené plus mort que vif jusqu’à la capitale, où l’on me remit sur pieds, moyennant quelques pièces d’or que je tendis en silence aux bonnes âmes qui m’avaient soigné.
Le peuple qui m’avait recueilli m’avait pris pour un Hiatus en voyage. Soucieux de ne pas dévoiler l’imposture, je dissimulai mon statut d’étranger en restant muet, guettant les gestes et les expressions faciales de quiconque s’exprimait autour de moi, écoutant attentivement le dialecte local afin de pouvoir l’assimiler. Partout j’étais courtisé, car mon seul langage était celui de l’or ; aussi mes économies s’épuisaient-elles dangereusement. Par chance, je découvris que la grande récréation du pays était les dames chinoises, seul plaisir oisif autorisé à la population locale. Or mon précepteur, un passionné de stratégie, m’avait initié dès l’enfance à ce jeu trop peu connu des Occidentaux ; manier les pions avec subtilité, damer avec élégance, guetter la faiblesse adverse pour atteindre l’autre rive du plateau en forme d’étoile n’était pour moi qu’un jeu d’enfant.
J’eus tôt fait de me mesurer avec succès aux joueurs les plus respectés. Mon adresse était telle qu’elle me valut bientôt d’être introduit auprès du grand Kahn Rodiam. Aimé et respecté par ses sujets, soit environ un millier d’âmes, ce vieillard sage et éclairé régnait par héritage ancestral sur les quelques villages discrets, disséminés dans la nature sauvage et luxuriante, tantôt protégés par le rempart d’une forêt, dissimulés à l’ombre d’une montagne abrupte ou lovés au creux d’un lac. À régner sur un royaume aussi paisible, on sentait le souverain envahi d’un ennui profond et désabusé. C’est qu’au pays des Hiatus, il n’y avait quasiment rien d’autre à faire pour un grand Kahn que de jouer aux dames.
Une confiance réciproque se développa peu à peu entre lui et moi. Tout en enseignant à ce roi méditatif l’art de construire son jeu, je finis par lui dévoiler mes études d’anthropologue et mes voyages aux quatre coins du globe. Mes récits sur le vaste monde passionnèrent mon hôte bienveillant, issu d’un monde où jamais rien ne bouge, où jamais rien ne doit ni ne peut changer. Il m’apprit quant à lui à parler le Hiatus sans le moindre accent, et me narra les légendes de son peuple. Je découvris les origines de la langue hiatine à travers ses paroles, mais également quelques sombres secrets du système politique qui régissait le pays. Ainsi fus-je initié aux lois de l’Arbre sacré, ensemble de principes dont le premier des commandements consistait à chanter aux dieux l’harmonie de la création.
D’échange en échange, je finis par être traité comme un fils par cet homme solitaire, que j’avais appris à respecter comme un père. C’est ainsi qu’un jour, Rodiam m’offrit tout naturellement la charge officielle de conseiller, distinction suprême dans la hiérarchie des Hiatus ; cependant, l’entourage du grand Kahn me percevait à présent comme un étranger importun, ce qui nuisait à mes travaux. Je déclinai donc l’offre de mon bienfaiteur, qui m’envoya auprès de la vénérée Järl Méel, sœur de mon bienfaiteur et régente d'un hameau situé à plusieurs heures de marche. J’y fus présenté à la communauté comme un membre de la plus haute caste du pays.J’étais certes fasciné par l’étonnante civilisation hiatine, dont j’ai déjà décrit les mœurs dans un précédent ouvrage. Pourtant, de tout ce que j’ai vu, de toutes les mœurs dont les signes recouvrent mes carnets d’anthropologue et de toutes les impressions gravées à jamais dans mon cœur, ce n’est pas le mode de vie des Hiatus qui a en définitive retenu mon attention, mais l’histoire de l’insensé qui en fut victime. Car l’idéal incongru qui définissait ce pays, tout comme l’immuable bizarrerie des mœurs locales, vaut surtout par le contraste qu’il formait avec l’étranger qui vint tout à coup perturber un équilibre issu de temps immémoriaux.
Par-DeLà Ce QuI Ne BoUGe
Il était une fois, dans un lointain avenir, une valise qui devisait avec son voisin, un petit briquet bleu tout juste tombé d’une poche anonyme. Les deux objets discutaient dans leur langue du temps et du paysage, échange cordial entre voyageurs pris dans un long trajet ; mais comme les landes n’en finissaient plus de s’étendre sous les vitres du train aérien, la conversation se fit un peu plus intime. La valise se rendait à la ville, où elle avait ouï-dire qu’il y aurait du travail pour celui qu’elle accompagnait. Le briquet s’en venait quant à lui du pays de Freedom, et s’apprêtait à conter son voyage, quand sa compagne l’interrompit :
« Est-elle donc vraie, dites-moi, cette histoire que me rapportait le journal, et qui s’est justement déroulée sur les terres de Freedom ?… Celle du chien en peluche, agressé d’accusation sexuelle ? »
Le briquet répondit, l’air grave, qu’il connaissait parfaitement l’affaire, puisqu’il en avait même côtoyé personnellement le héros.