Le maître de barque
Chapitre 1
— Bordez les voiles ! hurle le capitaine de l’Élégante, le deux-mâts de quarante tonneaux chargé de ballots de toiles mais surtout du granit de l’Aber-Ildut apprécié jusqu’aux maisons nantaises pour sa robustesse face aux caprices du climat breton.
Depuis le petit matin, une tempête estivale mugit entre la pointe du Raz et Penmarc’h, à l’extrême ouest de la péninsule bretonne. Une tempête comme Pierre Le Maillet, le maître de barque, en a rarement vue à cette époque de l’année sous l’effet d’un vent forcé de ouest-surouest.
— Il faut ferler au plus vite !
Sur tous les navires passant le Raz de Sein, une langue de mer lacérée par les violents courants prisonniers entre une île et la terre, les équipages, visages tuméfiés par la peur et l’effort, luttent pour sauver leur navire : le Bienheureux St Jean parti de Morlaix pour rejoindre la Rochelle, Oléron puis Bilbao, le Catherine Elisabeth qui remonte vers Caen et même La Marie Jeanne de l'Aber Benoît, en route vers Noirmoutier.
Pierre Le Maillet connaît bien ce navire. Celui-là et la Catherine d’Argenton qui s’est ravitaillée à Nantes avant de rejoindre le port de Rouen mais qui à présent, comme tous, subit les assauts de l’ouragan. Originaires de Porspoder, dans le Léon, Pierre et les maîtres de barque de la Marie-Jeanne et de la Catherine sont amis depuis l’enfance. Mais comment leur venir en aide alors que l’Élégante, ce 11 août de l’an de grâce 1723, gîte elle-même dangereusement sous les masses d’eau que la mer déchaînée vomit !
Dire qu’elle était si paisible hier soir. Pas un souffle. Juste cette lourdeur oppressante des soirs d’été asphyxiés. Aucun navire n’avançait, statufié au milieu de l’océan face au grand beg rocheux qui d’ordinaire tient tête aux assauts des vagues.
Le vent s’est réveillé durant la nuit.
Tranquillement d’abord, les souffles ont peu à peu gagné en puissance. Les hommes en ont profité pour hisser la voilure et se laisser enfin porter par ce vent capricieux mais la mer n’a pas apprécié d’être dérangée dans son sommeil.
La houle a rapidement forci et il a fallu prendre des ris et diminuer de nouveau la surface de certaines voiles en nouant les garcettes pour soulager le foc mis en danger par la force de la mer sur l’étrave. Puis très vite, mettre à la cape. Positionner le navire face au vent et lui permettre d’étaler la vague.
Des caboteurs aux navires au long cours qui attendaient patiemment le bon vent pour repartir vers leurs destinations, tous les hommes se sont activés, le geste sûr malgré la houle dans le ventre. La tempête n’allait en faire qu’à sa tête. Tous le savaient.
Pierre Le Maillet, lui aussi, a ordonné de virer de bord et une fois le foc bordé du côté au vent, de choquer la grand-voile et de pousser en grand la barre sous le vent pour immobiliser le plus possible le sloop pour sa sécurité et celle des hommes et du chargement. Puis s’épuiser à tenter de sauver le chargement et attendre, les viscères prisonniers de l’angoisse.
Et à présent, la tempête bouscule les navires, les envahit, les éventre, arrachant la voilure et craquant les mâtures. Elle ne veut plus d’eux sur son territoire. Qu’ils aillent au diable avec leurs mâts orgueilleux alors qu’ils ne sont rien face à la puissance et à l’immensité de sa seigneurie.
D’une chiquenaude pour elle, d’un tsunami pour eux, elle les pousse vers la côte et tant pis si les coques se fracassent ou si des hommes se noient. Ces dommages collatéraux ne sont qu’un grain de sable de plus échoué sur la plage de la baie des Trépassés.
Le bruit assourdissant empêche toute communication verbale entre les hommes qui d’ailleurs, ne tiennent plus debout, s’accrochant l’un à la bôme, l’autre à une drisse. Durant plusieurs heures, l’Élégante se retrouve rincée, défigurée et chavirée pour péniblement se redresser avant un nouvel assaut de la mer qui transforme ce sloop mais également de puissants trois-mâts en petits bouchons de liège ballottés par les flots.
De tous bords, les hommes hurlent, souquent l’un un filin, l’autre la barre à roue pour tenter de maintenir l’assiette mais la puissance de la mer est telle qu’elle bascule tout, hommes, gréement et marchandises qui se retrouvent projetés d’un bord à l’autre en écrasant des bras ou des jambes au passage.
— Hommes à la mer ! hurlent des marins de la Catherine d’Argenton, tout près, à tribord.
Le bruit des mâts qui cèdent : grand-mât, beaupré, mât de misaine et d’artimon… Le pin ne résiste pas à une telle hystérie. Il se fend et entraîne avec lui vergues et voiles qui s’étalent sur les flots telles des jupes de femmes avant d’être avalées.
Partout, les gréements s’effondrent, les navires éclatent, les hommes crient, le vent et la mer mugissent.
Une seule solution : prier Sainte-Marie et tenir. Le vent et la mer finissent toujours par se calmer même si, pour l’heure, le raz de Sein s’empiffre.
On ne lutte pas contre la mer, on s’en accommode.
L’Élégante s’accroche mais des vagues scélérates entravent la moindre manœuvre et avalent une bonne partie de la cargaison dont les blocs de granit à destination de Nantes. Qu’importe ! Pierre Le Maillet pense avant tout à ses hommes. Il leur ordonne de se protéger et les encourage à tenir, coûte que coûte.
Il y a toujours un coin de ciel bleu – Françoise Le Meur
DIMANCHE
Les autres croient toujours savoir mieux que vous ce qui vous convient. En particulier lorsqu’ils ont seize et dix-huit ans et qu’ils sont vos enfants.
Mais bon sang, pourquoi ce cadeau ?
Si encore j’y étais allée avec eux ou tout au moins avec Mia, passe encore ! Mais non, c’est pire que ça, je dois y aller toute seule !
Mais qu’est-ce que je leur ai fait pour mériter ça ?
Bon, d’accord, il arrive qu’on se dispute mais il faut voir dans quel état ils laissent leurs chambres certains jours ! Une chatte n’y retrouverait pas ses petits ! Et puis cette manie de se changer trente-six fois par jour, y a la machine maman ! Oui mais la machine, elle marche à quoi ?
Bien sûr, je l’ai sentie venir cette fête organisée pour mes quarante ans. Je n’étais pas spécialement jouasse mais après tout, je m’étais dit que ça apporterait un peu de gaieté dans cette maison qui n’en a guère connu depuis quatre ans. Et Julien et Mia avaient l’air d’y tenir, alors !
La fin du repas est arrivée et avec elle une belle enveloppe tenue fièrement par ma fille :
– Bon anniversaire maman ! C’est de la part de tout le monde, a-t-elle précisé visiblement émue, en désignant l’assemblée.
– Merci à vous tous alors !… Allez, je l’ouvre !
Je m’attendais à un bon pour un vélo, le mien est cassé depuis un moment ou des places à bord d’un navire pour me rendre à Ouessant avec les enfants, ça fait un bout de temps que je n’y suis pas retournée, mais alors certainement pas à ça !
Bon pour une cure anti-stress d’une semaine
dans un centre de thalassothérapie.
Valable pour une personne.
Trois propositions de lieux ainsi qu’une date limite suivaient cette invitation reçue comme un uppercut.
Alors comme ça, ils me trouvent trop stressée ! En tout cas, maintenant, c’est sûr, je le suis, hyper stressée !
Qu’est-ce que je vais fiche pendant six jours, toute seule, en peignoir, bonnet de bain et claquettes à me faire chouchouter comme ils se dépêchent de me préciser en voyant mon expression estomaquée.
Et puis qu’est-ce qu’ils en savent, eux, si j’ai envie de me faire chouchouter ?
Comment ont-ils pu imaginer que j’aimerais être tripotée ou couverte de boue ! Pas besoin de dépenser une fortune pour ça ! Autant me déshabiller et me rouler dans le jardin après une quinzaine pluvieuse ! La boue, ce n’est pas ce qui manque par ici !
– Je vous remercie, vraiment, c’est un magnifique cadeau ! Vous n’auriez pas dû, vraiment !
Quelle hypocrite !
J’ai toujours pensé que ceux qui emploient souvent cet adverbe « vraiment » au fond pensent le contraire, vrai-ment, mentir sur la vérité. Et voilà qu’aujourd’hui, je le choisis à mon tour pour remercier mes enfants, mes frère et sœur, leurs conjoints et mes amis, des gens qui comptent énormément pour moi et qui ne cherchent sans doute qu’à me faire plaisir.
Pourtant, malgré ma bonne humeur affichée, j’ai le diaphragme aussi pesant qu’une barre de plomb.
Pourquoi suis-je tellement en colère ?
Qu’est-ce qui m’inquiète à ce point ?
***
Le jour du départ, au volant de ma vieille Mercedes « élégance », je pense à Julien et Mia, mes deux grands. Ils sont tellement attentionnés depuis la mort de leur père.
Trop.
Depuis quatre ans pourtant, j’essaie d’être forte et de combler l'insécurité dans laquelle le décès les a plongés. Surtout ne pas laisser un sentiment d'abandon s’ancrer en eux pour le restant de leur vie.
Du coup, je m'accroche à Julien et à Mia telle une bernique sur son rocher. Je les entoure. Je les porte. Je les serre. Bref ! Je les étouffe !
Ils sentent certainement cette peur du gouffre tapie en moi, cette immense angoisse qui me maintient en permanence aux aguets. La médecine parle du bout des lèvres de troubles psychiques liés au deuil, comme si ma psyché et mon corps étions deux entités indépendantes l’une de l’autre. Mais la réalité c’est qu’il s’agit bel et bien de moi qui depuis quatre ans brûle, se visse et s’asphyxie.
Quatre ans que je suis incapable de m’endormir sans être aspirée par des bouffées d’abîmes comme je les appelle, la tête, le corps, parfois même les jambes inondées par l’angoisse.
Au début, malgré ma sensibilité extrême aux médicaments, j’ai opté pour des somnifères et leurs fâcheuses conséquences sur moi. Je ne les supporte pas mais alors, pas du tout ! Ils ne m’endorment pas, ils m’anesthésient ! Les réveils nauséeux et les pertes d’équilibre, trop peu pour moi ! J’avais l’impression d’avoir picolé toute la nuit. Pourtant, sans eux, à peine fermais-je mes paupières épuisées qu’une puissante lame d’angoisse déferlait dans mon thorax, le sciant en deux et je me retrouvais illico assise dans mon lit, le souffle coupé, les battements cardiaques en plein marathon et des coulées de sueur sillonnant ma peau brûlante.
L’horreur !
Alors, j’ai cédé.
Les benzodiazépines anesthésiaient mes terminaisons nerveuses et je tombais comme une masse quelques minutes à peine après les avoir ingurgitées. Gare à moi si je les prenais avant d’être dans mon lit, ce que j’ai eu la mauvaise idée de faire un soir et je me suis retrouvée par terre, devant la porte des toilettes ! Julien a dû m’aider à me coucher, je n’arrivais même plus à aligner deux pas toute seule.
La honte !
Il a dû croire que je m’étais mise à boire.
L’autre souci était que si l’anesthésiant faisait plier ma conscience, les cauchemars, eux, avaient le champ libre pour transformer mes nuits en film d’horreur. Du genre de celui-ci qui m’a hantée longtemps :
Des vers brun orangé grouillaient partout sous ma peau. On aurait dit des petits morceaux de curcuma. Si je ne les extrayais pas au plus vite un à un, ils risquaient d’entrer en combustion à tout moment et me brûler vive de l’intérieur. Alors, j’ai incisé ma peau à l’aide d’un scalpel pour la débarrasser le plus vite possible de ces maudits parasites et les jeter dans les toilettes. Là, à peine entrés en contact avec l’eau, ils se sont enflammés puis désagrégés. Quelle panique à l’idée de ne pas me libérer à temps !
Au réveil, ma housse de couette était toute déchirée, ma peau lacérée par mes ongles et mes cheveux indémêlables. Heureusement que j’étais seule dans ma chambre, on m’aurait internée d’autorité.
Depuis, je n’ai plus acheté de curcuma frais, uniquement en poudre !
En bref, la nuit n’était pas mon moment favori ! Aussi, dès que le matin pointait enfin son nez, je sautais directement dans un jogging et me soulageais en pédalant vingt kilomètres sur mon vélo d’appartement ou, si j’avais suffisamment de temps et qu’il ne pleuvait pas, enfin pas trop, je vis en Bretagne tout de même, je glissais dans l’aurore marcher dans la campagne avoisinante.
Aligner les kilomètres, la fraîcheur du petit matin sur les joues, m’aidait à reprendre pied avec la réalité.
Le problème c’est que, quatre ans plus tard, je ne prends plus de somnifères, mes cauchemars sont beaucoup plus rares mais je continue à marcher ou pédaler chaque matin et je me retrouve avec des cuisses de coureur cycliste !
Je suis devenue accro, comme me reproche gentiment Julien ! Il a raison, il me faut ma dose de kilomètres comme d’autres ont besoin de caféine. Vous me direz que c’est bon pour le cœur, etc. …Mais ça prend un temps fou de faire ça chaque matin et ça m’oblige à me lever une heure plus tôt au minimum !
***
Mais qu’est-ce qui fait celui-là, il n’a pas vu que la vitesse est limitée à 90 ici ? Tu peux toujours me coller, j’n’irai pas plus vite tu sais !
Les gens ont tous peur de mourir et pourtant certains jouent leur vie et celle des autres tous les jours pour gratter quelques minutes sur un trajet.
Allez, double ! Vas-y, fonce !
En fait, je mens lorsque je me raconte que ça fait quatre ans que j’essaie d’être forte pour mes enfants.
Quelques mois après le décès, j’ai baissé les bras.
La souffrance alors était telle que, sans une hospitalisation durant laquelle je me suis laissé porter par le milieu médical pendant plusieurs semaines, je serais peut-être partie rejoindre Patrick.
J’observais les autres graviter autour de moi mais je ne faisais plus partie de leur monde. Mon tyran intérieur occupait tout l’espace. Il ressassait le passé tout en craignant un futur semé d’embûches gigantesques, terriblement inquiétant voire impossible.
Abandonnée.
Perdue.
Vide.
Depuis toute petite, je dois composer avec une sensibilité exacerbée qui m’entraîne dans des émotions très fortes dès que je suis trop stimulée. Et la stimulation, ça me connaît, je suis plutôt du genre hyper que hypo ! J’ai l’esprit en éventail. À partir d’une idée, d’un projet ou même d’une observation, il se déploie en arborescence et très vite je me retrouve débordée. Je n’ai jamais vraiment réussi à gérer ça. On a beau me dire que c’est un atout, c’est loin d’être évident au quotidien.
Sans parler de mon intuition fulgurante qui ne me laisse guère de répit. Parfois c’est un avantage quand, par exemple, je trouve la solution à un problème comme ça, sans savoir comment j’ai fait. Mais parfois ce que je perçois m’inquiète et je dois valider ou invalider mon intuition sous peine de rester angoissée. J’ai beau me convaincre que ce n’est qu’une pensée et que les pensées ne sont jamais que des mots que nous nous formulons, je n’arrive pas à défusionner avec elles et très vite elles occupent tout l’espace et m’envahissent.
Bref, un cerveau en ébullition permanente, très réceptif aux humeurs et aux émotions d’autrui. Une éponge qui, comme les pompiers, passe beaucoup de temps à répondre aux fausses alertes.
Pas évident de vivre avec ça !
Bien sûr, du coup, j’ai toujours plein d’idées et plein de projets mais dès qu’il faut les mettre en pratique, oups, je me glisse sous la table ! Avec une estime de moi qui elle par contre est plutôt du genre hypo qu’hyper, je manque tout le temps d’assurance.
Alors, quand l’environnement a changé brutalement, que les repères affectifs ont disparu et qu’une émotion puissance mille m’est tombée dessus, tout s’est effondré.
Plus de sens à donner à ma vie.
Plus de force pour poursuivre un chemin dans lequel j’étais complètement perdue.
Je n’avais pas peur de la mort au contraire, elle m’attirait, m’enveloppait, m’aspirait avec sa voix faussement sucrée.
Non, en fait, j’avais peur de vivre !
Et puis un matin, j’ai décidé de quitter la clinique, de refermer la parenthèse « assistée +++ », de rentrer m’occuper de mes enfants et de retourner travailler avant de perdre la seule source de revenus qu’il nous reste.
Je nous ai harnachés, mes enfants et moi, au mât de notre deuxième vie et depuis nous avançons tous les trois, ensemble, dans la même direction.
Enfin je devrais plutôt dire nous avancions, car cette façon subtile de me dire qu’il est temps de larguer les amarres n’est pas tombée dans l’oreille d’une sourde.
C'est Mia, paraît-il, qui a eu l'idée de cette thalasso. Du haut de ses seize ans, je suis sûre qu’elle aurait adoré se faire masser, modeler et bichonner, elle.
Alors j'ai proposé d'y aller avec elle en lui offrant sa cure. Oh, ma fille n’était pas contre du tout à en juger par son visage radieux, mais voilà ! Julien est monté sur ses ergots et a fait valoir sa majorité nouvellement acquise pour prétendre au droit de rester seul avec sa sœur :
– Au moindre problème, j'appelle tata, a-t-il affirmé. T'as pas à t'en faire, je t’assure ! Pars !
Et vlan ! Je n'ai rien pu dire, rien pu faire.
Juste préparer ma valise sans trop savoir quoi mettre dedans.
J'ai regardé la route sur Google Map et me voilà à présent, toute seule, sur la nationale 165.
Mais qu’est-ce que je fous là ?